Perspectivia
Lettre1871_01
Date1871-06-15
Lieu de créationParis, 82, rue Bonaparte
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesScholderer, Luise Philippine Conradine
Edwards, Edwin
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Bismarck, Otto von
Moltke
Courbet, Gustave
Hugo, Victor
Gambetta
Whistler, James Abbott MacNeill
Ritter
Bazille, Frédéric
Manet, Edouard
Trochu, Louis Jules
Legros, Alphonse
Pissarro, Camille
Steinhardt, Karl-Friedrich
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Un atelier aux Batignolles
F Le Jugement de Pâris
F Le Jugement de Pâris

Paris, 82, rue Bonaparte

Jeudi soir 15 juin 1871

Mon cher Scholderer,

Comment à Londres et marié,Scholderer s’établit à Londres en février 1871, et obtient un atelier au 17 Greek Street Soho. Il épouse le 16 mars 1871 en Angleterre, à Roehampton dans le Surrey, Luise Philippine Conradine Steuerwaldt (1837-1919). Il connaît cette jeune Allemande depuis au moins dix ans puisqu’il a effectué un dessin de son profil en 1861 (Luise Steuewaldt, 1861, Francfort-sur-le-Main, Graphische Sammlung im Städelschen Kunstinstitut). Mme Scholderer sera modèle pour son mari dans de nombreux tableaux. bravo, et ne m’avoir pas encore écrit, c’est Steinhart qui me l’apprend aujourd’hui dans une lettre de Hombourg. Allez donc voir mon ami Edwards,Edwin Edwards (1823-1879) est un avoué londonien qui abandonne le barreau pour se consacrer à l’art. Initié par Legros à l’eau-forte vers 1861, il y consacre ensuite sa vie et fait imprimer ses planches à Paris. C’est là que, par l’intermédiaire d’un peintre britannique, Matthew White Ridley (1837-1888), ami de Whister, il se lie avec Fantin. Une réelle amitié s’installe entre les deux hommes qui correspondent très régulièrement dès 1861. Edwards ne devient le marchand exclusif de Fantin qu’après 1871. Il trouve alors des débouchés pour les peintures de fleurs de Fantin en Angleterre et lui fournit régulièrement le matériel nécessaire à son travail. Les relations entre Fantin et son marchand sont excellentes jusqu’en 1875 mais se détériorent par la suite. Edwards, déçu par les difficultés qu’il rencontre dans sa carrière artistique, développe considérablement ses activités commerciales et l’amitié des deux hommes s’en ressent. Fantin conserve cependant ses affaires avec Edwards jusqu’à la mort de celui-ci en 1879 et continue même avec sa femme jusqu’en 1897. Scholderer entretient des relations mitigées avec Edwards ; excellentes lors de son arrivée à Londres, elles se dégradent ensuite rapidement avant de devenir excécrables ; Scholderer restera cependant toujours en relation avec les Edwards chez lesquels il se rend régulièrement pour prendre connaissance des œuvres envoyées par Fantin. Edwin Edwards figure dans deux œuvres de Fantin : une eau-forte de 1864, Un morceau de Schumann, H.2 et le Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738. 196 Piccadilly à qui j’annonce votre séjour ici. C’est un homme excellent qui fait de la peinture qui vous plaira. Vous vous rappelez sans doute ses eaux-fortes dans mes cartons. Vous y verrez déjà votre portrait chez lui.Scholderer figure dans Un atelier aux Batignolles (F.409, 1870, huile sur toile, 204 x 273,5 cm, Paris, musée d’Orsay) qu’Edwin Edwards achète en 1871 après son exposition au Salon de 1870. Il vient d’avoir l’obligeance de me rendre le service de m’acheter mon grand tableau du Salon dernier. Maintenant, en attendant votre histoire mon cher, voilà la mienne : horreur de la vie militaire,Fantin n’a pas connu la vie militaire. Il s’est caché pendant toute la guerre. le siège arrive, je vais chercher mes couleurs, ma boîte, mes gravures, de la toile et me voilà peignant de tout (un bougeoir - du raisin, des poires, des pommes, le Jugement de Pâris,Mme Fantin-Latour référence deux tableaux de Fantin réalisés en 1871 et intitulés Le jugement de Pâris, F.500, Le jugement de Pâris, F.518. des souvenirs des Maîtres, des esquisses en quantité) dans ma petite chambre de la rue Bonaparte.En juillet 1870 Fantin déménage du 11 rue des Saints-Pères au 82 de la rue Bonaparte. Il garde son atelier 8 rue des Beaux-Arts qu’il possède depuis 1868.

Je fais dire que je suis parti, je me cache, un réfractaire enfin, on convoque la garde nationale de toutes sortes, rien, je ne bouge plus pendant depuis le 15 septembre jusqu’au 20 mars,Les Prussiens commencent le siège de Paris le 19 septembre 1870. Il dure jusqu'à la signature de l’armistice par le gouvernement de Défense nationale le 28 janvier 1871. Des émeutes se succèdent alors à Paris jusqu’à la proclamation de la Commune le 28 mars 1871. sans sortir si ce n’est au fort du bombardement où nous nous sauvons des obus qui pleuvaient et qui m’ont donné la plus affreuse peur que j’ai eue. Nous sommes restés, moi et mon père, cachés dans un petit hôtel,Hôtel des États-Unis, 16 rue d’Antin. Fantin et son père s’y cachent à partir de janvier 1871 pendant à peu près un mois. à l’abri des obus.

Pensez quel travail,Fantin réalise pendant cette période de nombreux dessins d’après des médailles, ainsi que des portraits de lui-même au crayon dont l’un représente sa tête entourée d’une couverture avec ces inscriptions : « Vendredi 13 janvier 1871, au soir, au lit, hôtel des États-Unis rue d’Antin, 16, Chambre 27 ». quelles sérieuses réflexions et lectures j’ai faites et la vue des événements, j’ai achevé mon éducation d’homme et de peintre.

C’était la Vie du Moine. Oh ! C’est comme cela que l’on devrait travailler. J’ai poursuivi mon idée à fond, j’ai expérimenté jusqu’au bout et pensez combien je viens de laisser en route quantité d’idées. Ah, je suis bien convaincu maintenant que la France est achevée depuis 89, nous ne savons plus ce que nous faisons à l’Allemagne, certainement la vie et l’humanité va accomplir dans le nord une nouvelle évolution. Je suis bien dégoûté de la Démocratie ici, elle dégoûte des idées. Mr de Bismarck et de MoltkeHelmuth Karl Bernhard von Moltke (1800-1891), maréchal prussien, chef du grand État-Major pendant la guerre franco-prussienne. sont des gens bien modernes et notre démocratie est bien arriérée, voulant rappeler 1792 et 93 d’une façon absurde. Non le progrès n’est plus pour nous, nous allons finir en gens de goût, en charmants gredins dilettantistes. J’ai eu encore des jours terribles pendant cette terrible Commune, ignoble folie, ridicule où la Vanité et le chauvinisme ont trompé les plus capables. Hugo,Après la défaite de Sedan, le 4 septembre 1870, Victor Hugo revient à Paris en héros. Il est le symbole de la résistance au Second Empire. Élu député de la gauche républicaine le 8 février 1871, il démissionne quelques semaines plus tard, en désaccord avec les options de l’assemblée qui siège à Bordeaux. Il n’est pas non plus en accord avec la Commune même s’il recueille de nombreux communards poursuivis par la répression versaillaise. Élu sénateur de Paris en 1876, il vote leur amnistie. Courbet, pauvre fou, qui s’attaque à la colonne et à la vie politique. Quand on est peintre, et Courbet, aller vouloir gouverner tout à l’envers.Pendant la Commune, Courbet est nommé président des artistes et chargé de la conservation des œuvres d’art. Il est arrêté le 7 juin 1871, accusé d’être responsable de la démolition de la colonne Vendôme. Gambetta,Léon Gambetta (1838-1892), avocat et homme politique français. Il est député républicain de Belleville en 1869. Il quitte Paris assiégé en ballon pour s’installer à Tours où il devient ministre de la Guerre du gouvernement provisoire. ministre de la guerre <le seul homme capable, Trochu,Louis Jules Trochu (1815-1896), général. Il est le gouverneur militaire de Paris en 1870. En septembre 1870 il devient président du gouvernement provisoire de Défense nationale. Fin octobre le peuple de Paris manifeste contre son incompétence ou sa duplicité. Il finit par démissionner le 22 janvier 1871 après une déclaration où il préconise la capitulation. lui que les bêtes disent un traître, assez de blagueur de café>.Vous connaissez mon opinion touchant l’École des Batignolles,L’École des Batignolles ne désigne pas un mouvement artistique avec une esthétique définie mais un groupe d’artistes (peintres pour la plupart mais aussi musiciens, sculpteurs ou hommes de lettres) qui se réunissent au café Guerbois, 11 Grande-Rue des Batignolles, entre 1866 et 1870. Ce café est en effet le centre d’une vie intellectuelle féconde dont Manet est une figure dominante. Fantin, client assidu des soirées au Guerbois, rassemble dans son œuvre Un atelier aux Batignolles, F.409 quelques membres du groupe des habitués du café. ce que nous y admirions.

Imaginez ce monde voulant peindre des églises, des palais, se croyant capable. Voilà la Commune, un sens, certes ! Ignorance grande touchant à tout et puis la force toujours ! Puis les gredins et cela la Majorité. Oh, ne parlons pas de cela. Je suis pour la Féodalité pure ! Quand on voit ces sots s’appuyer sur la masse brute, croire renverser tout pour mieux régner, brûler le passé pour mieux faire, détruire ne prouvera que l’ignorance.

Comment des artistes peuvent-ils avoir l’idée de détruire les Œuvres du passé pour retremper l’art, cela prouve, et je l’ai toujours cru, qu’il y en a peu qui goûtent vraiment les beautés. Mais que vous avez bien fait d’aller à Londres et de vous marier.

Voilà la vraie vie, vous partez dans le bonheur, voilà ce qu’est le Juste, le bien, le bon, le vrai.

Ah ! Que ne puis-je en faire autant, j’attends de vous une de ces longues lettres, bien me racontant toute votre histoire. Si Edwards vous dit que Whistler est à Londres, allez donc le voir – oh ! C’est une connaissance à faire, je vous en ai assez parlé et il vous a connu, je lui ai assez parlé de vous. Vous voyez Legros,Alphonse Legros est installé en Angleterre depuis 1863. sans doute vous aurez vu Pizarro.Camille Pissarro (1830-1903), peintre français. Pissarro s’exile à Londres pendant la guerre de 1870 où il retrouve Monet avec lequel il est ami. Il expose à de nombreuses reprises dans la galerie Durand-Ruel de Londres. Scholderer semble apprécier les œuvres de Pissarro qu’il voit à Londres mais Fantin ne partage pas son avis.

Savez-vous que les Ritter sont à Londres, j’ai su qu’ils m’en ont beaucoup voulu. Il paraît que Ritter pensait que j’aurais pu lui donner des recommandations utiles. Pensez-vous que si j’avais pu leur être utile je ne l’eus pas fait, je leur en veux beaucoup. Quelles recommandations moi donner, je ne connais que des peintres incapables d’être utiles. Les Anglais sont difficiles à connaître, seuls les artistes ont plus de facilité. Je n’aime pas à être suspecté, je ne fais que ce que je crois bien. Je suis assez discret et tâche de n’ennuyer personne. Je demande presque rien et ne veux que cela des autres. Tout ce monde qui est à Londres, je ne l’ai envoyé à personne. Que voulez-vous que ma recommandation soit utile, vous, en allant vers Edwards c’est pour parler, causer de ce que nous causons ensemble, ainsi de Whistler. Imaginez de Ritter avec eux. Maître me charge de bien des choses de sa part pour vous.

Vous avez peut-être entendu dire que Bazille, ce pauvre garçon, s’est fait tuer dans les combats de l’armée de la Loire. Il avait devancé l’appel. Engagé dans les Zouaves, tué à Beaune la Rolande, deux balles dans le ventre, tandis que s’il avait attendu son tour, resté dans la réserve et pas engagé. Manet étonnant, passant de la garde nationale à l’artillerie dans l’Etat-Major, jeté de son cheval en bas, malade, guéri et revient ici de quelques jours de la mer où il s’est reposé.Manet, dès les débuts du siège en septembre 1870, s’engage dans la garde nationale où il défend les fortifications avec Degas, Meissonnier, Puvis de Chavanne, et Gustave Doré. En novembre, il est dans l’artillerie. Après la capitulation, il rejoint sa famille réfugiée à Oloron-Sainte-Marie et ne revient à Paris qu’après les événements de la Commune en juin 1871.

Voilà à peu près ce qui s’est passé dans le monde que vous connaissiez. Beaucoup moitié communeux, puis plus communeux, puis chauvin toujours. Oh, cela est insupportable, non, voyez-vous Paris c’est inouï. Oh, quelle ville.

Ne faut-il pas qu’après ce calme, cette noce d’enfer, ces plaisirs, ces embellissements, ils tiennent cette guerre, ce siège et toutes ces sottises, la Commune, le feu, le combat dans les rues, le canon c’était horriblement beau, si vous aviez vu cela sur les ponts avec les monuments en flammes, ces grandes fumées. Ah voyez-vous toujours drôle cette ville !

Je vais bien, je travaille beaucoup. Edwards me vend ce que je fais à la peinture. Maintenant me suis-je dit dans les terribles moments où j’ai passé et bien ce n’est peut être pas inutile d’avoir vu cela à mon âge, j’ai peut être encore le temps. Adieu écrivez-moi vite vite Votre ami toujours HF