Perspectivia
Lettre1874_06
Date1874-08-16
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesLegros, Alphonse
Whistler, James Abbott MacNeill
Manet, Edouard
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Dubourg, Victoria
Lecoq de Boisbaudran, Horace
Sinet, Louis René Hippolyte
Valton, Edmond Eugène
Lieux mentionnésParis
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Fleurs et objets divers
F Étude de femme
F Étude de femme Dans la pose de l'Antiope du Corrège, faite en plein air
F Étude (Fantin d'après lui-même, en plein air au moyen d'une glace)
F Portrait de l'artiste Alphonse Legros

[Paris]

16 août 1874

Mon cher Scholderer

Voilà longtemps que je ne vous ai écrit. J’ai été paresseux, mais tout à fait paresseux. Nous avons eu ici des chaleurs atroces, cela m’a bien abruti, j’ai à peine travaillé ! Et j’ai encore bien de la peine à m’y mettre. Et vous, qu’est-ce que vous devenez, vous allez bien j’espère, et notre terrible peinture, qu’en dites-vous, avez-vous bien travaillé, vous !

Je relis votre dernière lettre. Je relisais vos éloges des dernières fleurs. Je les relisais avec grand plaisir, car n’est-ce pas que l’on fait de la peinture pour deux ou trois peintres, et vous êtes celui dont l’opinion m’intéresse le plus. Je ne sais rien de plus intéressant que vos appréciations. Vous avez raison, rien ne serait plus intéressant qu’une conversation ensemble, mais... Une lettre ne peut pas contenir une causerie. On ne dit rien sur du papier et sur la peinture surtout.

Je deviens dans mes idées plus simple, et grâce à la vente qui me permet de vivre, je me détache entièrement de l’opinion. Je prends plus d’assurance, je fais pour moi ce qui me plaît.

Il faut cela à un certain point de la vie de l’Artiste. Quand l’on a étudié, comparé, entendu la critique, se laisser aller entièrement à ses goûts. Tant pis ! Ce tant pis fait faire mieux, on [n’]est plus craintif, son idée en vaut bien d’autres, n’est-ce pas.

Quand vous m’écrirez (j’espère bientôt) dites-moi beaucoup de vous, puis ce que vous voyez de moi. Avez-vous vu ma nature morte du Salon ?Fantin-Latour, Fleurs et objets divers, F.706. Cela m’intéresserait bien de savoir votre opinion. Ici elle a passé inaperçue et pourtant, j’en étais content. Surtout (je crois que vous vous en serez aperçu), j’avais essayé de la faire la plus achevée possible. J’avais fait de grands efforts.Fantin l’écrit déjà dans la lettre 1874_04.

Parlez-moi, je vous prie, des choses de Legros, de Whistler, de tout ce que vous trouvez de bien. Je n’ai pas grand-chose à vous dire de ce qui se passe ici. Il n’y a rien de bien intéressant. Manet est en train de faire deux tableaux en plein air sur un bateau.Manet, Argenteuil, RW.221, 1874, huile sur toile, 149 x 131 cm, Tournai, musée des Beaux-Arts, et En bateau, RW.223, 1874, huile sur toile, 97 x 130,2 cm, New York, Metropolitan Museum of Art. Il fait des canotiers. J’ai été le voir aux environs de Paris.Manet passe l’été 1874 dans sa maison familiale de Gennevilliers proche d’Argenteuil. J’ai trouvé cela très bien commencé, il me paraît aux prises avec des difficultés horribles. Cela me semble même impossible, je doute de l’achèvement. Vous vous rappelez dans le temps, quand nous essayions de peindre en plein air avec Legros,En 1855, un petit groupe d’élèves de Lecoq de Boisbaudran, dont Legros, Fantin, Sinet, Valton se rendent parfois à Montrouge pour peindre en plein air des modèles qu’ils font poser. En 1857, Scholderer se joint à eux. De cette expérience il reste de Fantin, une étude de femme dans un paysage, F.32 de 1855, une étude de femme nue, un portrait et un portrait de Legros (F.62, F.63, F.64). Voir Mme Henri Fantin-Latour, « Notes prises par Mme Fantin-Latour du vivant de H. Fantin-Latour », 1836-1860, Yb3 3203, cabinet des Estampes, Bibliothèque nationale, Paris. quelle peine nous nous donnions pour aucun résultat. Il me semble que l’on dépense trop d’énergie pour l’exécution, je veux dire pour l’installation, pour y aller à l’endroit, attendre l’effet, être gêné en tout et alors pour peindre, pour les grandes difficultés, on ne peut plus. Cela me paraît atroce. La peinture est bien assez difficile déjà dans l’atelier et il me semble, au moins pour moi, que c’est la parfaite exécution, le bien reproduit et achevé qu’est l’intérêt aujourd’hui, dans ce temps où les paysagistes nous ont donné des impressions si vives de la nature.

Vous avez bien raison, il faut se marier. Je suis gros et gras, je suis à point, mais cela est aussi mon projet. Il faut pour cela la liberté et je suis tout à mon père, tout entier aujourd’hui. J’ai une charge, je ne m’appartiens pas, cela aura son moment, comme tout ici-bas.

Vous me dites que vous allez retourner à la terre dure de la nature morte. Oh ! oui dure mais que cela est bon quand on a retourné quelques sillons. Que c’est joli ce que l’on fait et cela fait de la bonne peinture, voulue, achevée, rendue.

Moi, je ne vois que cela (de la peinture forte et simple, le naturel), il me semble que tout ce que je vois ici est lâche, trop facile, mou de dessin et fade de ton, et surtout pas achevé, sans effort.

Assez écrit n’est-ce pas, adieu, mon cher Scholderer, dites bien des choses de ma part à madame. Je suis chargé par Mademoiselle Dubourg de vous dire bien des choses. Adieu, écrivez-moi je vous prie.

H. Fantin