Perspectivia
Lettre1879_21
Date1879-11-16
Lieu de créationPutney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Victoria
Edwards, Ruth
Esch, Mlle
Edwards, Edwin
Keene, Charles Samuel
Legros, Alphonse
Constable, John
Mozart, Wolfgang Amadeus
Schumann, Robert
Brahms, Johannes
Lhermitte, Léon
Duranty, Louis
Dubourg, Charlotte
Dubourg, Hélène
Dubourg, Jean-Theodore
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Fontainebleau
Paris, Salon
Londres, Continental Galleries
Œuvres mentionnéesF Portraits ou la leçon de dessin dans l'atelier
S Preparing for a Fancy Ball (Préparatifs pour le bal costumé)

Putney

16 Nov. [18]79

Mon cher Fantin,

Mlle Esch nous a écrit, il y a huit jours, que mon silence finissait par devenir indécent et maintenant je crains qu’il a déjà passé cet état, mes excuses, je crains, ne peuvent guère améliorer la chose, cependant je dois vous dire que j’ai passé un temps qui était bien désagréable. J’ai été mécontent de tout et surtout de moi-même, et il y avait des jours quand j’ai été bien fatigué de la vie. C’est impossible de le décrire et pourquoi aussi vous le décrire ?

Maintenant, je suis dans un meilleur état, je suis plus résigné, je sais que je suis devenu plus vieux, je suis plus content. Je suis sûr que vous me pardonnez de ne pas vous avoir écrit. Vous savez que je pense à vous et que j’apprends tout ce qui vous concerne avec le plus grand intérêt.

Nous avons bien regretté que votre séjour à Fontaineblau a été troublé par la maladie de Madame, Mlle Esch nous a écrit, et Mme Edwards l’a confirmé, qu’elle allait très bien maintenant et vous aussi, ce qui nous a causé le plus grand plaisir. Nous voilà déjà en hiver, je suis assis tout près du feu et une couverture de laine sur mes jambes, j’espère que cela ne va continuer tout l’hiver comme cela.

Mme Edwards a raconté très peu de vous, aussi le temps qu’elle a passé à Paris a-t-il été trop court et surtout sacrifié à un affaire. Elle est plus gaie et plus vive que jamais. C’était une satisfaction d’apprendre enfin la mort du pauvre Edwards,Edwards est décédé le 15 septembre 1879. Il était malade depuis 1876. il a bien souffert, quelle pitié à le voir, il a été comme un enfant, bien doux, il paraissait plus attaché à moi que quand il se portait bien, et il n’a plus posé. J’ai été à l’enterrement, il me paraissait que ce n’était que Charles QueenCharles Keene. et moi qui aient été touchés, les Anglais sont si calmes, même indifférents à ces occasions. Le cimetière est très loin de Londres, nous sommes partis à 11 heures et demie et revenus à cinq heures, il faisait froid et rien à manger pendant ce temps, en quittant Londres le brouillard était si épais qu’il faisait nuit, enfin un enterrement comme on le s’imagine, triste en tous les rapports.

Mme Edwards a travaillé terriblement pour l’Exposition des œuvres de son mari,Exhibition of Paintings, Water-colour Drawings, and Etchings, by the Late Edwin Edwards, cat.exp. Londres, Continental Galleries, 1879 ( ?). je ne sais pas si cela aura du succès, il me semble que c’est toujours bien intéressant, je n’ai vu les tableaux que le soir, c’est bien fait, tout d’un seul individu, les aquarelles, les dessins et les eaux-fortes, parmi les dernières, il y en avait que je n’ai pas vu auparavant, bien originales et très bien. En somme son œuvre fait plaisir, il avait le matériel pour un artiste et c’est bien respectable comme il travaillé avec quel soin et acharnement, quelle vie, c’est surtout son œil que j’admire, c’était clair et froid aussi à regarder, il n’y avait nulle expression, un peu comme une loupe, un microscope ou le verre d’une machine de photographie. Il lui manquait cependant les qualités vraiment artistiques, même à un degré que beaucoup d’artistes très peu intéressants possèdent, il n’a jamais essayé de faire mieux, de se corriger, il ne savait pas ce que c’est de faire des progrès, il était toujours également disposé, il me semble. Son premier tableau, sa première eau-forte ne sont pas moins bons que les dernières, aussi tenait-il à ses œuvres également, les sujets lui étaient indifférents, quelquefois c’étaient les auberges qu’il aimait mieux, puis les Églises c’était selon qu’il espérait où les vendre. Il avait toutes les bonnes qualités de l’amateur, les artistes qui seulement étaient capables de comprendre ce qu’il faisait et qui l’entouraient lui donnaient sa valeur. Malheureusement il a méconnu cela, et c’est bien facile à comprendre que l’ambition d’être un artiste, d’avoir du succès l’a ruiné et c’était encore plus malheureux que sa femme l’a poussé dans cette direction. Quel dommage qu’il ne fût pas resté amateur, Legros se vante diaboliquement qu’il a été la cause qu’Edwards est devenu artiste. Mais après tout, c’est agréable à voir ce qu’il a fait. Ces qualités joint à un homme né pour l’art feraient un grand artiste, il me semble.

Mme Edwards est animée de deux sentiments directement opposés : le désir de faire valoir son mari comme artiste (ce qu’elle vous dit) et l’avidité de faire de l’argent ; elle n’est pas sûre ni de l’un, ni de l’autre, quelquefois elle dit qu’elle va se ruiner avec l’Exposition, mais que c’est son devoir, cependant elle a été bien sûre d’avance que ses amis achèteraient assez de tableaux pour payer les frais, mais au fond de son cœur elle croit ou espère de faire un grand coup, je crois que ce ne sera ni l’un, ni l’autre ; cependant je suis sûr que ses eaux-fortes seront un jour collectionées, elles le méritent bien et les Anglais collectionnent tous leurs artistes. Les tableaux me semblent bien douteux pour le moment ; on les aimera quand on l’aura connu bien, et longtemps, comme eau-fortiste. Mme E. dit qu’il lui faut de l’argent, qu’elle avait tant d’enfants ! En me regardant d’un œil tendre et signifiant ! Elle pense surtout à vous. En me montrant les toiles de son mari, elle en choisit deux et dit que, selon son avis, c’étaient les meilleures qu’il aurait fait, qu’elle les croyait aussi belles que celles de Constable, aussi ne les vendrait-elle jamais ! En ajoutant immédiatement : naturellement quand on m’offre 200 Guineas la pièce, ce serait folie de refuser. Elle est toujours la même, mais ce ne serait pas juste de nier qu’elle a de très bonnes qualités, elle aime à vous aider et au fond il y a beaucoup de bonté de cœur. L’autre jour, je l’ai trouvée vraiment malade, mais son docteur lui a dit qu’elle ne devait rien craindre, nulle chose ne serait capable de la tuer.

J’ai vu de bien belles fleurs de vous chez M. E., les roses et les Gliadiolus sont magnifiques, j’espère de voir bientôt votre tableau du Salon, quand enverrez le vous ?Fantin-Latour, Portraits ou la leçon de dessin dans l’atelier, F.920. Un peu avant l’académie, afin de le vendre plus tôt. On dit que les affaires vont un peu mieux, je ne m’en suis pas encore aperçu. J’ai commencé mon tableau pour l’académie, ce seront 11 figures, des filles qui s’habillent ou sont occupées à s’habiller pour un bal masqué ou costumé ;Scholderer, Preparing for a Fancy Ball, B.188. je le ferai pièce pour pièce, je suis enfin revenu à cela après tant de bêtises ; je vous enverrai un croquis quand le tableau sera plus avancé. J’ai donné congé au propriétaire à Sloanestreet et finirai le tableau à Putney, les dépenses sont trop grandes et je ne fais pas de portraits.De 1876 à 1879, Scholderer loue un atelier au 121 Sloane Street à Londres. En attendant, nous allons prendre plus tard une maison avec atelier plus près de la ville, Sloane Str. me fait perdre trop de temps et m’oblige à négliger mes connaissances, hélas, c’est pourtant nécessaire si on ne veut pas mourir de faim, en effet, je m’étonne que nous ne sommes pas déjà morts, je ne vends rien.

Je n’ai pas oublié les natures mortes pour le Salon et je crois que j’en ferai aussi pour l’Académie, elles seront très simples, des faisans, des lièvres ou pareille chose.Scholderer ne réalisera finalement pas de natures mortes pour les Salons de 1880. Avez-vous des projets pour le Salon, des portraits ? Portrait avec fleurs serait joli ?

Samedi il y avait huit jours, nous avons donné une après-midi musicale à nos amis, il y en avait 25 et 18 pour le souper, nous avons bien travaillé, aussi ma femme a été bien fatiguée après. Mozart, Schumann, Brahms etc. c’était très classique, notre piano a fait son devoir.

J’ai oublié d’écrire que j’ai vu, chez M.E, deux petits tableaux de Lhermitte dont l’un, une scène de marché,Il doit être ici question du Marché de Château-Thierry (LPF.132, 1879, huile sur toile, ? x 80 cm, Grande-Bretagne, coll. part., non localisé) exposé puis vendu à Londres à Dudley Gallery, The Winter Exhibition of Cabinet Pictures in Oils, 1879, n° 57, pour £ 84. m’a bien plu ; c’est dommage qu’il y a toujours un peu trop d’objets, aussi au marché de légumes celles-ci actent un part plus considérable, il me semble qu’il ne comprend pas assez quel parti on en peut tirer, ce sont pourtant ces objets qui font naître dans l’artiste le goût de représenter de pareilles scènes et je trouve que les vieux Flamands rendaient leur sujets avec plus de naïveté et de vérité. Voilà encore un artiste qui a de grandes qualités, mais il lui manque quelque chose, après l’avoir regardé quelque temps on commence à se fatiguer d’un tableau de Lhermitte. M.E. m’a fait cadeau d’un exemplaire de votre lithographie de Edwards,Scholderer fait ici référence à la lithographie de Fantin intitulée « Edwin Edwards, par M. Fantin-La-Tour, dessin de l’artiste, d’après un fragment de son tableau exposé au Salon de 1875 » parue dans l’article de Edmond Duranty, « Edwin Edwards peintre et aquafortiste », dans Gazette des Beaux-Arts, Courrier européen de l’art et de la curiosité, novembre 1879, p. 438-442, p. 438. cela me fait bien plaisir, cela fait très bien, je trouve. L’article de Duranty est très flatteur et aussi pour Mme Edwards.A la mort d’Edwards, Duranty écrit un article élogieux à son sujet, voir Edmond Duranty, « Edwin Edwards peintre et aquafortiste », dans Gazette des Beaux-Arts, Courrier européen de l’art et de la curiosité, novembre 1879, p. 438-442.

Il est temps de finir ma lettre, peut être trouverez-vous qu’elle contient des choses qui sont difficile à écrire, et je suis alors de votre avis. Bien des compliments de nous deux à vous et Madame, et aussi à Mlle Esch. Comment va Mlle Charlotte, nous espérons qu’elle soit tout à fait rétablie, bien des choses aussi à elle, et à Monsieur et Madame Dubourg. J’espère ma lettre vous trouve tous en bonne santé, il nous a fait le plus grand plaisir d’apprendre que Mlle Esch est bien plus que contente de sa santé depuis son retour à Paris, ma femme veut lui écrire bientôt. Adieu

Votre ami

Otto Scholderer