Perspectivia
Lettre1898_01
Date1898-01-07
Lieu de création7. St. Paul's Studios, West Kensington
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Victoria
Millais
Edwards, Ruth
Reynolds, Joshua
Manet, Edouard
Turner, Joseph Mallord William
Constable, John
Bertin
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Dubourg, Charlotte
Scholderer, Viktor
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Œuvres mentionnées

7. St. Paul’s Studios

West Kensington London

7 Jan [18]98

Mon cher Fantin,

Nos lettres se sont croisées et nous vous remercions et Madame tous pour vos bons souhaits pour la nouvelle année. J’ai beaucoup pensé à vous ce matin en parcourant l’Exposition de Millais ;Voir Exhibition of Works by the late Sir J. E. Millais, Londres, Royal Academy of Arts, Winter Exhibition, 1898. comme j’ai souhaité que vous pussiez la voir avec moi. J’y ai rencontré Mme Edwards. Ces tableaux m’ont fait une plus grande impression que jamais, et vous n’avez pas d’idées combien de mal la critique en dit. Il me semble que la jeunesse de notre temps est vieille et sèche, mais ce ne sont peut-être que les critiques qui, de notre temps, ont une manière insolente de s’exprimer sur ce qu’ils n’aiment pas. Je consens que Millais, pendant les derniers quinze ou vingt ans, n’était plus ce qu’il avait été autrefois, mais il a, même pendant cette époque, de grandes exceptions, et les trois derniers tableaux qu’il a faits doivent être rangés parmi ses plus belles. La mort de son St.Stephen est un tableau unique dans son genre,Millais, Saint Stephen, 1895, huile sur toile, 152 x 114 cm, Londres, Tate Gallery. j’ai en vain tâché de le faire comprendre à d’autres, je voudrais en parler avec vous, et je crois que vous seriez de mon opinion ; c’est un sommaire de tout ce qu’il savait et ce qu’il avait appris, mais pour ainsi dire au service d’une idée pathétique qui m’a touchée au plus vif. Il n’a jamais fait un tableau semblable et l’idée de sa mort, pendant qu’il le peignait, l’avait certainement influencé, car du même temps est un tableau « la mort frappant à une porteMillais, This is Time, the Reaper, 1895, localisation inconnue. » et il a donné à la figure de la mort, un vieux avec la faux, une ressemblance à lui-même. Je dis que ce sont des tableaux exceptionnels, parce qu’en général ce n’est que la nature qu’il veut imiter, et ici ce sont les moyens qu’il a acquis pendant sa vie pour exprimer une idée dont il était plein et très préoccupé. Aussi ces derniers tableaux ont quelque chose de terne et de brun comme s’il voulait dire : n’importe comme cela est fait. L’expression angélique de la figure de St Stephen, un jeune homme tout à fait fin et délicat, est certainement une des plus belles qu’on ait fait. La pose du corps est l’expression même d’un homme mort – pas un cadavre –, les mains et les pieds d’une beauté de dessin remarquable. J’avais vu ce tableau dans son atelier et j’en étais tellement touché que je ne savais plus parler. Peut être c’est moi qui vois toutes ces choses, mais je les vois certainement et surtout, je pense dire que jamais de ma vie un tableau m’a touché de cette sorte.

L’arrangement des tableaux dans les premières salles est assez bien, mais on a fait la bêtise – comme toujours à l’Académie, de mettre ses tableaux de la dernière époque et surtout des portraits dont il en a fait trop dans une salle un à côté de l’autre. Si c’est une malice des confrères, je les en crois bien capables, ils étaient toujours envieux de Millais et le sont encore jusqu’à ce moment, ils ne lui pardonnent pas qu’il a gagné tant d’argent.

Il y a des portraits qui certainement dépassent tous les ReynoldsSir Joshua Reynolds (1723-1792), peintre anglais. et sont de premier ordre – je n’ai jamais vu un portrait de premier ordre de Reynolds, il ne m’a jamais ému. Et surtout ses portraits d’enfants, comme ils sont fins et charmants. Eh bien cela m’a fait le plus grand plaisir et j’y retournerai souvent encore.

J’espère que maintenant que Millais est mort on fera quelque bons photogr. d’après les meilleurs tableaux, il s’est bien fait du tort à lui même de vendre son droit de reproduction à des mauvais graveurs. J’ai aimé Millais plus que tout autre Anglais que je connais. Il était franc et comme un garçon en cela il me rappelait Manet. Il n’était pas généreux, il était gâté de trop bonne heure et je prenais cela comme une chose faite. Je crois qu’il avait de l’amitié pour moi et quand je lui ai montré mon admiration, il en était touché. Il a manqué d’une chose que je nommera, si cela ce dit, – une intelligence artistique, sans cela il n’aurait jamais fait des tableaux médiocres qu’il a faits dans son dernier temps, car même avec une exécution superficielle, il aurait pu se servir mieux de son savoir extraordinaire. Mais je me demande si les Anglais ont eu de plus grands artistes, je n’en connais pas. Il y a bien des gens qui pensent que Turner, ou Constable, ou Reynolds ont été plus grands, je le doute, ils n’étaient pas assez grands pour ne pas être devenus maniéristes. A la fin je ne sais pas si vous êtes de mon opinion.

Mais je pense que maintenant vous en avez assez, et il est vrai, on ne peut pas écrire sur ces choses-ci.

Une chose qui m’a frappé encore quand je le visitai pour la dernière fois dans son atelier. Il m’y montrait la gravure d’après le portrait de Bertin par IngresIngres, Louis-François Bertin, 1832, huile sur toile, 116 x 95 cm, Paris, musée du Louvre. et ajoutait qu’il aimait s’entourer toujours avec les plus grands chefs-d’œuvre de l’art, c’est curieux de la part de Millais.

Adieu, excusez ma lettre qui est devenue trop longue malgré moi.

Bien des choses à vous et Madame, ainsi qu’à Mademoiselle Charlotte, de ma femme et moi-même. Victor vous embrasse bien, je suis en train de faire son portrait

Votre ami

Otto Scholderer