Perspectivia
Lettre1875_02
Date1875
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesEsch, Mlle
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Mérimée, Prosper
Dubourg, Victoria
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Millet, Jean-François
Corot, Jean-Baptiste Camille
Fortuny y Carbó, Mariano-Jose-Maria-Bernardo
Regnault, Henri
Maître, Edmond
Manet, Edouard
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards
S Bildnis der Luise Scholderer (portrait de Louise Scholderer)
S Porträt der Luise Scholderer (portrait de Louise Scholderer)
S Reiher und Enten, Stilleben (héron et canards, nature morte  ; heron and ducks)

8 Clarendon Road Putney, Surrey S.W.

[Fin janvier, début février 1875]

Mon cher Fantin,

Voilà déjà huit jours passés que nous avons vu Mlle Esch chez nous, elle est partie depuis quelques jours. Elle nous a tant raconté de vous et son séjour à Paris que nos pensées y sont encore aujourd’hui, et je ne sais pas vous dire combien il m’a fait plaisir d’avoir des nouvelles si étendues de vous et votre vie à Paris. Mais d’abord, il faut que je vous remercie de votre grande bonté que vous avez eue pour Mlle Esch, et je trouve vraiment que vous l’avez bien gâtée ; ces mois passés ont été si beaux pour elle qu’elle s’en souviendra toute sa vie, et je me souviens de nouveau ce qu’on dit de Paris : que les étrangers y laissent leur cœur.

Et maintenant je dois vous remercier des dessins d’IngresToutes les œuvres décrites par Scholderer puis par Fantin dans la lettre suivante sont dans l’ouvrage d’Édouard Gatteaux, Collection de 120 dessins, croquis et peintures de M. Ingres classés et mis en ordre, Paris, 1873, publié l’année précédant la lettre de Scholderer. On peut donc penser que Fantin lui a envoyé l’ouvrage. L’homme étendu sur le ventre et levant la jambe correspond à Étude, pl. 52 ; la grosse femme tenant le genou correspond à La nourrice, pl. 15 ou plus vraisemblablement à l’Étude pour l’Iliade, pl. 41 ; celle assise dont on ne voit pas les jambes est La charité, pl. 46 ; les études des trois corps étendus sur le dos sont Les cadavres, pl. 45. et des volumes de MériméeProsper Mérimée (1803-870), écrivain français. Les écrits dont il est ici question ont été publiés dans Prosper Mérimée, Mosaïque, Paris, H. Fournier jeune, 1833, comprenant notamment Les mécontents et Les combats de taureaux et dans Prosper Mérimée, Carmen, Paris, Michel Lévy frères, 1846, dont la première édition contenait Carmen et L’abbé Aubain. que vous m’avez envoyés ; ils m’ont fait grand plaisir, c’est-à-dire les premiers car je n’ai à peine commencé à lire les derniers ; vous savez que je connais à peine les dessins d’Ingres. Je les trouve ravissants, je me les figurais moins simples et libres, l’expression immédiate de ce qu’il a vu et senti m’a manqué quelquefois dans ses tableaux. Peut-on croire qu’on l’a méconnu pendant un si long temps, et que d’autres se sont nommés réalistes en se comparaissant à lui ? Un des plus beaux, je trouve, est l’homme étendu sur le ventre et levant la jambe, celle-ci et surtout la main sont admirables ; les mains qu’il a fait sont toutes très belles. La grosse femme tenant le genou est magnifique, celle assise dont on ne voit pas les jambes pas moins. Les études des trois corps étendus sur le dos est presque trop bien, c’est tellement sûr et on pourrait presque dire habile, si ce n’était pas si bien. Ce qui me plaît tant à ces études, c’est qu’on voit qu’il n’a pensé au moment qu’il les a faits, qu’à bien faire, qu’à imiter la nature. Cela m’a donné tellement le goût pour le dessin que j’espère d’en profiter, et je les regarderai bien souvent !

Je ne connais pas encore Mérimée, vous m’en avez parlé, je me souviens, à Paris, j’espère en même temps d’améliorer un peu mon français qui est, je le sens et comme vous avez dit à Mademoiselle Esch, bien mauvais et il est vrai que je commence à l’oublier ; et l’anglais, que je parle plus maintenant, s’y mêle, de sorte que je parle chaque langue plus mal, même l’allemand. L’anglais est si commode que je commence à le mêler avec l’allemand malgré moi, quoique je le parle très mal aussi. Cependant, je ne veux pas me laisser intimider et je sais que vous avez de l’indulgence pour mon français, et le talent aussi de comprendre ce qui est mal dit, au moins de reconnaître l’intention.

Mlle Esch parle avec le plus vif plaisir des heures qu’elle a passées avec Mlle Dubourg et avec vous dans la maison de Mlle Dubourg, et pour nous, cela a été un grand plaisir d’apprendre que Mlle Esch vous a plu, puisque nous l’aimons beaucoup, une nature franche et innocente, et avec cela pas mal d’esprit, quoiqu’elle est très tranquille, quelques fois même un peu trop. Elle parle avec beaucoup d’attachement de Mlle Dubourg qui lui est très sympathique, et elle se flatte que Mlle Dubourg l’aime aussi. Je ne sais pas comment je dois exprimer nos sentiments à Mlle Dubourg et la remercier pour la bonté qu’elle a eue pour Mlle Esch, ma femme l’essayera en lui adressant quelques lignes, et puisqu’elle le fait en allemand, elle le saura peut-être mieux que moi.

Vous travaillez fortement en ce moment je n’en doute pas, au portrait d’Edwards et sa femme,Fantin-Latour, Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738. il faut que vous m’écriviez un mot comment vous le faites, je suis excessivement curieux et je ne doute pas que vous en tirerez le meilleur parti. Vous avez trouvé Mad. E. bien changée, il y a dix ans que vous ne l’aviez pas vue – une femme change en dix ans. Je crois comme contraste avec Edwards, cela fera très bien sur le tableau, n’oubliez pas de m’en faire la description, j’espère que vous ne serez pas trop avec eux pour avoir une minute à m’écrire. Mlle Esch nous a raconté qu’elle a rectifié quelques erreurs que vous avez eues de notre vie à Putney, dont Edwards est la cause, mais je crois qu’il ne nous connaît pas assez et sa femme, vous savez, ne se tient pas non plus à la réalité, je voudrais bien vous voir ici pour que vous jugiez avec vos propres yeux comment nous vivons et comment nous sommes.

Vous savez que j’ai toujours aimé la campagne et la tranquillité, que je trouve ici à Putney sans être trop éloigné de la ville. Londres n’est pas comme Paris et je ne crois que c’est si essentiel de vivre au centre de Londres, tout le monde ici est habitué aux grandes distances. Il est vrai mes affaires pourraient aller mieux, mais je ne crois pas que Putney en est la cause. Si Edwards croit que je suis allé à Putney pour être loin de lui, il s’attache trop d’importance, aussi quant au clubEdwin Edwards compte parmi les fondateurs du Hogarth club 84, Charlotte Street, Fitzroy Square à Londres en 1858. Ce club réservé aux artistes élit ses membres. – pardon que je vous ennuie avec ces bêtises – il s’y mêle sans cause, car le club est terriblement ennuyant, vous n’en avez pas idée, déjà en Allemagne j’avais horreur des réunions d’artistes et en Angleterre, c’est bien pire, qui pourra donc s’étonner que j’aime mieux rester le soir avec ma femme ? Nous ne sortons jamais, et fait est que depuis que nous sommes en Angleterre, nous avons été trois fois dans un concert et jamais au théâtre, ni dans aucun endroit public ; tout cela est trop fatigant et le travail est plus grand que le plaisir. Je regrette beaucoup de ne pouvoir pas entendre plus de musique, je ne touche presque plus mon violon, mais j’espère que le temps reviendra un jour où je le reprendrai.

J’ai appris avec beaucoup de regret la mort de Millet,Millet est mort le 20 janvier 1875 d’une fièvre cérébrale dans sa maison de Barbizon. je ne le savais pas, Mlle Esch me l’a dit. C’est très triste, et surtout aussi que le pauvre Corot est très malade aussi, mais il est âgé et Millet était encore jeune en comparaison avec lui. Ils s’en vont tous peu à peu, les meilleurs, et la mort de RegnaultBien que l’on soit déjà début 1875, il semble bien que Scholderer évoque le peintre Henri Regnault (1843-1871), peintre français. Élève de Cabanel, il obtient le grand prix de Rome en 1866, et envoie aux Salons de 1869 et de 1870 des toiles qui sont très remarquées. Il meurt au combat de Buzenval (19 janvier 1871). et Fortunys ne nous en peut pas consoler. On veut faire une exposition des œuvres de Millet à Paris, ce sera bien intéressant et je voudrais bien la voir. Mlle Esch a tellement éveillé le désir d’aller à Paris en nous que nous y pensons continuellement, ma femme surtout est si curieuse de le voir et nous faisons des projets, mais l’argent est la chose essentielle et cela manque.

Vous me dites que je dois envoyer un tableau au Salon, je ne sais pas si j’en aurai un, peut-être le portrait de ma femmeIl est vraisemblable que Scholderer fasse ici référence à Porträt der Luise Scholderer, B.124, à moins qu’il ne s’agisse de Porträt der Luise Scholderer, B.123. qui a été refusé à l’Académie de Londres, j’en suis assez content et je voudrais bien que vous le voyiez, je ne sais pas encore si j’enverrai cette année quelque chose à l’Académie, j’ai peu travaillé dernièrement, mais je commencerai maintenant avec entrain, j’ai fait un paon dernièrement et un héron, les deux tableaux ne sont pas encore achevés.Le tableau avec le paon n’a pu être identifié ; pour le héron, Scholderer doit faire ici référence à Reiher und Enten, Stilleben, B.134.

Adieu, mon cher Fantin, et si vous avez un moment écrivez-moi de votre tableau. Saluez bien Mlle Dubourg de ma part, mes compliments à Edwards et sa femme. Mlle Esch m’a parlé de Maître et je vous prie de le saluer aussi.

Voyez-vous Manet ?

Votre ami

Otto Scholderer

J’ai oublié presque de vous dire bien des choses de ma femme qui me charge encore de bien vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour Mlle Esch, et de ce que vous aviez été si bon pour elle.