Perspectivia
Lettre1877_07
Date1877-10-07
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Victoria
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Cornill,
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Esch, Mlle
Legros, Alphonse
Degas, Edgar
Fabre
Delacroix, Eugène
Deschamps, Charles W.
Corot, Jean-Baptiste Camille
Millet, Jean-François
Lhermitte, Léon
Cazin, Jean-Charles
Dubourg, Charlotte
Dubourg, Jean-Theodore
Dubourg, Hélène
Lieux mentionnésParis
Francfort-sur-le-Main
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Œuvres mentionnéesS Lesendes junges Mädchen mit weissem Hut, Kopf im Schatten (jeune femme au chapeau blanc lisant, le visage dans l'ombre)
F Portrait de Madame Fantin-Latour
F La lecture

8 Clarendon Rd Putney Surrey

7 oct. [18]77

Mon cher Fantin,

J’espère que vous et Madame vont bien, que vous soyez de retour de votre voyage en Belge et que vous vous êtes bien amusés en route. La date de votre dernière lettre est du 31 août, je vous en remercie bien, mais comme le temps passe, nous voilà bientôt en hiver, et il fait déjà bien froid chez nous. Vous avez bien fait de penser un peu à votre santé, il ne faut pas la négliger et je pense toujours que vous travaillez trop et si une fois on est malade, c’est bien difficile de se guérir, vous savez que je le sais bien. Quant à ma santé, j’ai le plaisir de vous dire que je me porte beaucoup mieux, et il me semble que ma santé doit revenir bientôt tout à fait, je me porte mieux que depuis des années et bien des années. C’est une grande consolation, surtout quand on n’a pas beaucoup plus que sa santé. Ma femme se porte moins bien, elle a beaucoup souffert mentalement dans le dernier temps. Vous savez qu’elle a perdu son frère, maintenant elle vient de perdre sa sœur aînée, Madame Cornill (à Francfort), et avec cela son frère aîné est très malade et devenu aveugle. Vous pouvez croire que cela l’a rendue bien mélancolique. Avec tout cela, le temps est bien mauvais pour les affaires, personne ne veut un tableau ici, aucune commande, aucun de mes espoirs ne s’est réalisé. Mais je tâche d’oublier toutes les misères en travaillant, c’est notre seule consolation.

Il me semble qu’on a coupé ici toutes les affaires, je ne sais pas ce que les artistes vont faire, on m’a dit que chez vous c’est la même chose, et je sais qu’en Allemagne c’est pire. Vous dites que les Français sont une nature qui s’en va, eh bien je trouve qu’ils sont bien grands en ce moment-ci, je les admire au plus haut degré, ce qu’ils ont fait dans les dernières années, c’est gigantesque, il me semble c’est bien facile de faire comme les Anglais, par exemple, ils ne font rien du tout et imitent tout, c’est bien facile, et les Allemands ne sont pas devenus plus grands depuis la guerre, tout y est dans un état déplorable.

La guerre en Turquie est bien malheureuse, cela contribue encore à faire tout indécis, c’est bien triste, j’aurais cru et j’ai espéré que les Russes fussent victorieux, maintenant nous aurons la guerre l’année prochaine encore.A l’issue d’une guerre brève contre les Turcs (avril 1877 - mars 1878) dont les Russes sortent victorieux, le traité de San Stefano permet à la Russie de gagner en puissance. La Grande-Bretagne conteste le traité dont elle juge les clauses inquiétantes pour l’équilibre européen et envisage d’entrer en guerre contre la Russie.

Je n’entends rien des Edwards, ils ne s’occupent de rien, Edwards est bien malade, il a ce qu’on nomme diabète, ce qui est toujours très dangereux et un signe que la constitution est brisée, aussi il fait bien l’effet d’un homme qui ne vivra pas longtemps.

C’est bien Madame Edwards qui ne vous écrit plus quand il n’y a plus d’affaires à faire, du reste elle n’écrit à personne.

J’ai pensé bien à la vente de vos tableaux ici, et je crains que Mme Edwards n’ait pas agi comme elle devait le faire. Il me semble que vous devriez faire des petits tableaux de fleurs qui puissent se vendre à un prix modéré, puisque les gens n’ont pas d’argent et que je sais qu’on admire toujours vos fleurs. La meilleure preuve de ce que les Edwards n’ont pas fait bien, est qu’il a dit, il y a quelque temps, en présence de Mlle Esch, qu’il ne savait pas pourquoi vous ne tâchiez pas de vendre vos tableaux à Paris, je trouve que c’est bien fort et absurde, après vous avoir obligé de leur donner le monopole de la vente de vos tableaux. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce n’est que votre intérêt qui me fait vous dire cela. J’espère de vous être utile (peut-être) avec le temps, je vais donner des leçons de peinture à des dames deux fois par semaine, de faire une espèce d’académie, alors je verrai si cela réussit plus de monde dans mon atelierDepuis 1876, Scholderer loue un atelier au 121 Sloane Street kensington en vue de réaliser des commandes de portraits à Londres. et si mes projets se réalisent ; j’ai toujours l’espérance de montrer vos tableaux à tous ces gens et de les leur vendre. Mais ce n’est d’abord rien que les souhaits et l’espérance vous comprenez.

J’ai toutes sortes de projets pour des nouveaux tableaux, j’ai fait des esquisses, des scènes avec plusieurs figures dans notre chambre, tout à fait d’après nature comme nature morte plutôt, cela me fait bien plaisir, je crois que j’ai appris bien des choses dans le dernier temps, aussi je me sens plus de courage pour exécuter des tableaux plus importants. J’ai fait quelques études d’après ma femme, une répétition d’un tableau une jeune fille lisant, en chapeau blanc, la tête dans l’ombre.Scholderer, Lesendes junges Mädchen mit weissem Hut, Kopf im Schatten, B.159, selon la lettre 1877_07 de Scholderer datée du 7 octobre 1877, il s’agirait de la répétition d’un tableau. Je commence aussi à reprendre du goût pour la nature morte.

Notre vie se passe bien tranquillement, malheureusement ce ne sera pas encore cette année que nous viendrons à Paris, nous l’avions tant espéré, mais il faut se passer des plus belles choses dans la vie, nous commencerons à y être habitués.

J’ai vu Legros il y a huit jours, je ne l’avais pas vu depuis un an, il était comme toujours bien gentil. Il m’a dit, qu’on lui avait dit, que vous aviez exposé un portrait « superbe » au Salon d’après Madame et deux figures au clair-obscur.Fantin-Latour, Portrait de Madame Fantin-Latour, F.825 et La lecture, F.824. Il paraît bien vouloir être bien avec vous. Il parlait aussi des Impressionnistes, qu’on lui avait demandé son avis sur eux et qu’on était bien étonné qu’il leur répondit ce sont des gredins.

J’ai appris avec bien de la peine que Degas a perdu toute sa fortune, qu’il souffre beaucoup de ses yeux.Degas a souffert toute sa vie de graves troubles ophtalmiques qui aboutiront à la cécité. On sait que de graves difficultés d’argent se sont abattues sur sa famille en 1876-1877. C’est à partir de cette période que Degas compte sur sa peinture pour vivre. Il doit même, pour éviter la banqueroute à son frère, vendre ses biens, dont un hôtel qu’il venait d’acquérir avenue Frochot. C’est bien triste et je le plains bien. Il avait exposé ici des tableaux qui, je ne peux pas le nier, m’ont plu énormément avec toute leur extravagance de sujet, c’était des danseuses d’une délicatesse exquise, c’est un bien grand talent, mais il me semble que la force et la santé lui manquent, on admire l’habileté inouïe, mais cela vous laisse à la fin un sentiment de malaise, vous ne savez pas pourquoi d’abord, et je suis persuadé qu’il sent cette malaise lui-même, après avoir fait le tableau.

Je suis bien content que Mme Fabre vous a fait une bonne impression, et je crois que je ne me trompe point si je la prends pour une demoiselle tout à fait bonne, et sincère, et très simple qui aussi connaît la vie qui a été bien dure pour elle.

J’ai voulu toujours, ou plutôt je veux toujours vous envoyer quelque chose de ma peinture, mais je n’ai rien ce qui me plaît assez, j’espère cependant que ce sera bientôt. J’ai beaucoup regardé ces jours-ci votre esquisse de la femme nue que vous m’avez donnée la dernière fois quand nous étions à Paris et je l’admire de jour en jour plus, et elle m’a appris bien des choses déjà.

Chez un marchand je vois à la vitrine une esquisse de Delacroix, des Turcs ou Arméniens enlèvent des femmes descendant un escalier, au fond la mer, c’est bien beau, il me semble que je le goûte bien plus qu’autrefois.Delacroix, Pirates africains enlevant une jeune fille, J.1 n° 308, 1852, huile sur toile, 65 x 81 cm, Paris, musée du Louvre. Malgré les différences nettes entre la description de Scholderer et cette œuvre dans laquelle il n’y a qu’une seule femme et pas d’escalier, il est possible qu’il s’agisse de celle-ci. C’est en effet la seule œuvre de Delacroix représentant des pirates à avoir été exposée au Salon où Fantin dit l’avoir admirée (1877-8).

Je vois très peu de peintures maintenant et depuis la galerie de Deschamps n’existe plus, je ne vois plus de Corots de Millet dont nous avons joui en abondance autrefois.

Voyez-vous Lhermitte ?

Il me semble que ces dernières choses ne montrent pas un grand progrès, c’est plus timide qu’autrefois, j’espère que son succès ne le gâte pas. Si vous le voyez, dites-lui bien des choses de ma part. Il me fait toujours plaisir de le voir, c’est l’image de la santé. Voyez-vous Cazin, il y a longtemps que n’ai eu de ses nouvelles.

Ma femme vous fait dire à tous les deux qu’elle craint que vous n’ayez pas assez d’exercice que vous ne vous promeniez pas assez, et que cela était bien nécessaire pour la santé, et moi je crois qu’elle n’a pas tout à fait tort. Il faut faire quelque chose pour sa santé, croyez-moi et tâchez de la vous conserver.

Je vous dis adieu mon cher, nous vous prions de dire bien des choses à Madame, bien des compliments de ma femme, nous espérons d’apprendre bientôt de bonnes nouvelles de vous deux. N’oubliez pas de saluer Monsieur et Madame Dubourg et Mademoiselle Charlotte de notre part.

Votre ami

Otto Scholderer