Perspectivia
Lettre1859_01
Date1859-01-09
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesLegros, Alphonse
Courbet, Gustave
Vélasquez, Diego
Erlanger
Lieux mentionnésParis
Francfort-sur-le-Main
Paris, galerie Pourtalès
Paris, Salon
Œuvres mentionnées

Francfort-sur-le-Main

9 janvier 1859

Mon cher Fantin,

J’avais bien besoin d’une lettre comme celle que vous venez de m’envoyer, elle m’a arraché de la triste situation dans laquelle je me trouvais depuis quelque temps, tout ce que vous me dites est vrai, en tout je suis de votre avis et je me suis dit cela déjà à moi-même, je vois bien que le temps passe sans que je m’approche de mon but, mais … la faiblesse ce n’est rien que la faiblesse qui m’empêche d’aller le chemin que vous me montrez dans votre lettre et je sais très bien que si je ne fais pas cela, je suis perdu. Cependant je commence à reprendre courage, je vais tâcher de finir mes croûtes aussi vite que possible ; il faut avoir de l’énergie pour cela, mais je tâcherai d’en avoir, je vais me donner chaque jour ma tâche, cela ira alors. Voyez-vous, je n’ai personne qui me soutient ici dans mes idées, cela me serait égal si je n’étais pas obligé de vivre avec ces gens-là ; on s’isole d’abord, mais d’être seul toujours, moi je ne suis pas assez fort encore pour cela ; aussi, j’ai quelquefois l’idée ridicule de croire qu’on pourrait apprendre de chacun quelque chose, alors on parle, on dispute, puis on se dégoûte des gens et alors avec cela, le découragement vient si on est faible comme moi je le suis.

Et puis la musique c’est bien joli, mais un peintre doit peindre et pas faire de la musique, pas s’occuper de la musique, je sais tout cela, mais ne suis pas assez fort pour agir d’après cette conviction et puis la famille, les sociétés, c’est terrible, oui il faut pourtant avoir quelque énergie pour lutter constamment contre tout cela, il ne manque pour me ruiner rien que des femmes, heureusement je n’en ai pas, comme tout cela est dangereux ! Comme je serais heureux d’avoir ici un ami comme vous, qui partagerait mes idées, je crois que je ne serais pas venu dans cette situation.

Comme votre avant-dernière lettre m’a fait plaisir, j’étais transporté, elle m’a donné du courage, malheureusement il était passé trop vite. Mais croyez toujours une chose, je reviendrai à Paris et je ne vous oublie pas, dites à Alphonse que j’espérais aussi de mourir avec lui et à l’hôpital, à trois c’est encore plus amusant, cependant j’espère aussi que d’abord nous ferons quelques bonnes peintures, nous irons à la campagne l’été prochain ou l’automne, cela nous fera du bien à tous les trois. Je voudrais bien écrire plus long et plus détaillé, enfin tout ce que je pense, mais j’ai oublié mon parler français tellement, que je ne suis pas en état d’écrire une phrase comme il faut, mais j’espère que vous comprenez ce que j’indique si mal, vraiment je ne suis pas fait pour écrire ni en allemand, ni en français.

Courbet est encore à Francfort,Parti en août 1858 pour Francfort-sur-le-Main, le peintre français Gustave Courbet (1819-1877) y reste jusqu’à la première quinzaine de février 1859. c’est un homme bien intéressant, mais en bien des choses très différent de nous ; il fait des tableaux de chasse pour le Salon, cependant un grand tableauVraisemblablement Le repas de chasse, Fernier I.231, 1858, huile sur toile, 207 x 325 cm, Cologne, Wallraf-Richartz Museum, d’après le paysage. qui a été destiné pour cela, qu’il avait commencé chez lui à Ornans, ne sera pas fini pour ce mois de mars, il prétend que ce serait la meilleure chose qu’il avait faite, je ne vous fais pas de description de ses tableaux car vous les verrez, c’est mieux, je suis enchanté de cette peinture ; comme homme, je l’aime bien aussi, il est bon, doux et pourtant ferme, il se fiche de tout le monde et ne vit que pour lui-même, cependant il n’aime aucun artiste que Velasquez et soi-même, allez voir le Velasquez dans la galerie Pourtales ( ?),Anonyme, Soldat mort, huile sur toile, 104 x 167 cm, Londres, National Gallery, qui était attribué à Vélasquez. Elle fait alors partie de la très importante collection Pourtales exposée dans la galerie de l’hôtel Pourtales-Gorgier, rue Tronchet. il prétend que c’est le meilleur tableau à Paris, il m’en a fait une jolie description, il est très amusant quand il raconte, c’est superbe, je ne peux pas vous dire cela, il me rappelle beaucoup Alphonse, c’est la même nature, il boit énormément de bière et il est toujours le dernier dans la brasserie ; revenant d’une société, je l’y trouvai à 1 h 1/2 au soir, tout seul, il buvait et fumait, il va beaucoup à la chasse, dernièrement il a tué le plus joli cerf qu’on avait vu depuis des années, il était bien content, vous voyez, je vous en fais une description comme d’un animal dans un livre d’histoire naturelle, chaque jour il veut partir dans son pays, mais il ne va pas, il fait maintenant le portrait d’une dame en costume de bohémienne,Dans une lettre à ses parents du 21 décembre 1858, Courbet évoque un portrait de Madame Erlanger, « Je fais dans ce moment le portrait de Mme Erlanger, fille Laffitte, pour la somme de 1500 F ». Petra Ten Doesschate-Chu explique que les monographes de Courbet, Georges Riat (Les maîtres de l’art moderne. Gustave Courbet, peintre, Paris, 1906, p. 167-168) et Charles Léger (Courbet et son temps. Lettres et documents inédits, Paris, 1948, p. 70) ont affirmé que Courbet avait peint la jeune Mme Erlanger en costume de bohémienne et qu’il serait donc possible que ce soit la Paysanne au madras (Fernier I 210, 1856 (1858 ?), huile sur toile, 60 x 73 cm, États-Unis, coll. part.) qui, malgré son titre, ressemble plus au portrait d’une jeune dame déguisée en bohémienne qu’à celui d’une paysanne. Voir Petra ten Doesschate-Chu, Correspondance de Gustave Courbet, Paris, 1996, p. 149, note 8. je ne l’ai pas encore vu, mais vous ferez sa connaissance à Paris, il sera probablement à l’époque où j’y serai aussi. Ah comme je serais heureux de retourner j’y pense beaucoup dans le dernier temps ! Mais cela viendra, soyez persuadé. Maintenant je vous demande pardon de ce que je ne vous ai pas écrit et de ce que je vous ai écrit, j’en ai besoin pour les deux choses, mais je vous promets pour ces jours encore une de ces jolies lettres et je tenterai d’écrire plus et mieux. Adieu.

Votre ami

O. Scholderer