Perspectivia
Lettre1865_07
Date1865-04-11
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesCourbet, Gustave
Delacroix, Eugène
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Corot, Jean-Baptiste Camille
Millet, Jean-François
Rembrandt
Giorgione
Müller, Victor
Gerson, famille
Whistler, James Abbott MacNeill
Ritter
Lieux mentionnésFrancfort-sur-le-Main
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Le toast et La vérité
S Stilleben mit Wild und Geflügel (nature morte avec gibier et volaille)

Francfort [sur-le-Main]

11 avril [18]65

Mon cher Fantin,

Pardonnez-moi que ce n’est qu’aujourd’hui que je réponds à votre deux dernières lettres, je vous en remercie bien, elles m’ont fait bien plaisir. Ne croyez pas que dans ma dernière lettre, je voulais faire l’opposition à ce que vous m’avez écrit sur l’art en général et ne croyez pas non plus que notre séparation pendant ces huit ans nous a séparés aussi dans nos idées, je crois pouvoir vous reprocher un peu ce que vous me reprochez, c’est à dire vous croyez que dans ma lettre j’étais un peu irrité (je crois que ce n’est pas justement le mot), je crois vous avez pris ma lettre trop sévèrement, je crois que nos idées sur l’art vont toujours bien ensemble et ce n’est que le chemin de chacun de nous comme artiste montre maintenant plus notre individualité comme homme.

Il est vrai, je suis devenu moins critique, je vois plus mon chemin vers le but que mon talent m’a fixé et je crois pour cela je suis devenu plus exclusif, ce n’est qu’une chose qui m’intéresse le plus, ce ne sont plus les anciens maîtres en général qui m’intéressent, j’ai choisi aussi entre eux, quoique je sais bien que le plus faible entre eux vaut mieux que moi, ainsi ce que je dis de Courbet vous semblera naturellement aussi bien exclusif, mais je peux dire que si je n’avais pas même vu plus que deux tableaux de lui, si je n’avais entendu parler que de ses idées, ses sujets, de sa vie et de sa personne, il aurait toujours été un idéal pour moi, oui peut-être encore plus qu’après avoir vu ses œuvres ; c’est sa nature qui m’intéresse et avec laquelle la mienne va bien ensemble, vous avez raison, je ne connais pas assez Delacroix, Ingres etc. mais il est certain que s’ils m’avaient intéressé aussi fortement que Courbet je les aurais vus et connus. Corot et Millet c’est une grande différence, le premier est mon idéal comme paysagiste, il y prend la première place maintenant dans le monde, je suis sûr, Millet je le connais peu, mais d’après ses dessins cela doit être un grand artiste, autrefois, j’étais plus pour Corot que pour Courbet, mais j’ai trouvé, comme je vous dis, que mon affaire va mieux avec le dernier.

Je ne comprends pas que la séparation de la couleur et de la lumière, ce que j’appelle le ton, prenez tout de suite Corot, est-ce que le choix de ses couleurs dépend des objets qu’il peint ? Je ne crois pas, je crois qu’il ne peint pas un arbre avec des autres couleurs que l’herbe, il faut naturellement qu’il ait des couleurs pour peindre, mais je crois qu’il choisira entre ces couleurs ceux qui comme force dans la lumière dans le mélange vont le plus ensemble et qui ont une certaine harmonie, ainsi il ne peindra jamais qu’avec les ocres et le noir et blanc et seulement le bleu pour ses verts et s’il peint un homme ou un paysage il ne prendra pas d’autres couleurs. Je détache bien la couleur de la lumière, pour moi, comme j’ai dit déjà, il n’y a que la lumière et le rapport quant à cela Corot est le maître des peintres, le premier, les couleurs ne m’intéressent que comme lumière, comme ton, et peut-être comme harmonie dans mon tableau, mais bien peu dans ce dernier égard.

Ce que j’appelle lumière ou ton c’est la vie dans une couleur, le ton n’est pas dans la nature, là il n’y a que la couleur, le ton est une idée et celui qui a l’idée du ton est un peintre ; même s’il ne peint qu’avec du noir et du blanc pendant toute sa vie, ainsi le savoir du ton fait le peintre et dans cette idée renferme la nature entière, c’est à dire tout ce qu’on voit, ainsi si je vois une couleur, il ne me faut pas justement la couleur comme elle est dans la nature, et je ne m’en fais que l’impression comme vivacité de lumière et pour cela il faut avoir mes moyens une fois pour toutes afin que j’apprends mon affaire et il n’est pas difficile de se dire que la simplicité des moyens est l’idéal de l’art, quant à cela je reviens à ce [que] vous dites, le moyen ce n’est rien du tout, quelques anciens maîtres, nous ont bien prouvé cela comme Rembrandt par exemple.

Mais il faut avoir un moyen et son propre moyen, moi je ne crois qu’à mon moyen et si Rembrandt même en avait eu un autre. Suivant cela je ne peindrai plus jamais de ma vie avec le vermillon de cobalt, les laques jaunes de Naples parce qu’ils ne vont pas avec mon moyen, je peins qu’avec l’ocre jaune, le brun rouge, terre sienne brûlée (qui est encore un ocre) et le bleu de Prusse, comme le bleu le plus intensif et encore j’ai pris quelquefois le cadmium qui est si superbe comme mélange avec le noir et tous les autres couleurs, il est dans le clair ce que le bitume est dans le foncé, avec [le] bitume je peins rarement, je ne l’ai pas besoin. Maintenant quant au procédé, je ne connais que mélanger mes couleurs ou les mettre sur les uns sur les autres franchement, c’est le procédé avec lequel on peut tout faire aussi, chacun peut avoir qu’un procédé ou doit plutôt n’avoir qu’un seul, le modelé ne va pas avec les autres procédés je trouve, il faut dire son opinion avec le procédé, on ne peut pas avoir deux procédés logiquement. Maintenant, ne croyez pas que je prétends qu’on trouve tout ce que j’ai dit là dans mes travaux, mais on trouvera avec le temps au moins l’intention d’arriver à avoir ces qualités.

Vous dites que la nature nous montre rien de ses procédés, c’est bien vrai ; mais l’art n’est pas une reproduction de la nature, ce sont les hommes qui font l’art, c’est l’idée des hommes d’où vient que c’est une suite d’impressions que la nature leur a fait, chaque style et manière de s’exprimer sera alors l’effet d’un côté de la nature qui montre aux autres la nature dans sa plus grande étendue compréhensible pour l’homme, enfin ce sera toujours une chose subjective et pas objective, la nature est la source où nous puisons, mais l’homme fait l’art ; ainsi l’art peut être toujours nouvelle aussi longtemps que les individus seront différents et c’est pour cela que l’art est immortel.

Ainsi, je ne veux pas dire que nous pouvons faire des progrès en comparaison avec l’art général, car il est certain que les Grecs sont mille fois plus grands que nous, j’ai été frappé un de ces jours de ces chefs-d’œuvre incroyables, en visitant une boutique de plâtres où je trouvais le Torse de Phidias que nous avons bien regardé ensemble, vous vous rappellerez. Mais vous concevez que nous, par exemple, sont bien en progrès en comparaison avec d’autres, ou quand vous voulez, nous avons une meilleure idée de l’art que les autres peintres en général, d’où vient-il que ici à Francfort, je connais un peintre d’un si grand talent que quand il aurait été par exemple l’élève d’un Giorgion, ou d’un Rembrandt, ou celui que vous voulez, il serait devenu un grand peintre, pendant qu’il n’est devenu qu’un homme dont le talent toujours est remarquable pour ceux qui s’y comprennent, mais rien de plus, pas artiste fini, pas remarquable pour le futur ; c’est enfin pourtant le chemin que nous devons chercher et qu’un génie peut indiquer pour une génération et voilà alors ce que j’appelle un progrès, c’est celui que la génération fera à l’aide du génie, il n’est pas à nier cependant que le génie doit aussi avoir sa nourriture dans le temps, dans le peuple, dans le besoin de l’art du dernier, car où le peuple n’en a pas besoin, vous ne verrez pas de génie, comme aujourd’hui en Amérique.

Mais il y a trop à dire sur ces choses, il faudrait pourtant au moins parler de ces choses.

Il y a encore une chose dont je veux parler. Je trouve que vous réfléchissez trop sur les choses qui une fois sont là, vous comptez pas assez que les anciens sont morts et que vous vivez et que faire l’art c’est vivre. Quand je veux me mettre toujours à me comparer avec les anciens (croyez-moi, je connais aussi cela), alors il ne me reste rien pour moi. Mais il ne faut pas faire cela, il faut vivre avant tout, c’est ce qu’on a d’avance sur les anciens, il ne faut pas se corriger continuellement, il faut avoir confiance en ce qu’on fait, pas le regarder comme chose qui a des défauts, je ne crois pas qu’un homme qui se laisse un peu aller <laisser aller, c’est de ne pas penser à ce qu’il fait lui-même> parfois fera des arrières progrès ou qu’il sera trop vain, au moins nous n’aurons jamais à craindre ces deux choses, n’est-ce pas ? Et puis quand même, on est toujours à comparer, quand on connaît bien tout ce que les anciens ont fait mieux que soi-même, est-ce que c’est l’unique manière de faire des progrès ? Je ne crois pas. Je ne crois pas que les anciens maîtres ont réfléchi tant à cela, à notre âge ils étaient bien déjà entièrement fixés dans leur manière de produire, c’est bien notre temps à faire de la critique, à critiquer soi-même, mais la moindre petite chose qu’on fait, vaut mieux que la critique.

Encore une fois de Courbet. Quant à ces idées, je crois qu’on ne peut pas aller plus loin comme vérité, comme véritable sujet de peindre, au moins je voudrais d’abord voir celui qui va plus loin, quant à la peinture je ne veux rien dire, c’est n’est pas tout à fait ce que je veux moi-même. Il y a beaucoup qui croient pouvoir aller plus loin que Courbet dans leurs idées, aussi Müller le dit souvent, moi je ne veux rien que le voir, dites-moi celui de notre époque qui est allé plus loin et je serai content.

Il est vrai, j’ai dit il y a quelques années, quand Courbet était à Francfort,Parti en août 1858 pour Francfort-sur-le-Main, Courbet y reste jusqu’à la première quinzaine de février 1859. Il obtient un atelier au Städelschen Kunstinstitut, grâce au professeur de peinture de genre et de paysage Jakob Becker von Worms (1810-1872), portraitiste en vue à Francfort et premier professeur de Scholderer. A la suite d’une querelle avec Becker, Courbet déménage son atelier au Kettenhofweg 44, là où Victor Müller (1829-1871) et Ottto Scholderer avaient les leurs, avant de s’installer dans la Deutschordenshaus. Voir lettres 1858_04, 1858_05 et 1859_01. qu’il n’était pas dans nos idées, sa peinture ne m’a pas trop plu, c’est vrai, mais je n’avais non plus l’idée de l’étendue de son art, de sa manière de voir, maintenant je peins encore tout à fait autrement que lui, mais je connais plus le rang qu’il prend comme artiste. Maintenant, ne croyez pas que je prétends d’avoir trouvé la pierre de la vérité ou des savants comme nous disons,Scholderer traduit ici littéralement l’expression allemande « glauben, den Stein der Weisen gefunden zu haben », qui se traduit en français par « croire avoir trouvé la pierre philosophale » et signifie croire avoir trouvé une solution. tout ce que je vous écris n’est que mon opinion, je vous en prie bien.

Enfin mon cher Fantin, moi je suis persuadé que nous nous rencontrons toujours avec plaisir sur notre chemin de l’art, ne croyez pas que notre opinion est différente, je suis sûr que ce n’est pas, je peux dire que cela me fait plaisir maintenant de vous faire part de toutes mes idées qui se sont développées, pendant notre séparation, seulement en écrivant c’est une chose impossible, toutes sortes d’erreurs des deux côtés s’y mêlent, il faut parler de cela. J’ai oublié de vous remercier de vos renseignements sur mes tableaux et Müller aussi me charge de vous remercier bien.Fantin a dû informer Scholderer de la bonne arrivée de ses tableaux, ainsi que de ceux de Müller et de Burnitz qu’ils veulent exposer au Salon de 1865. Voir lettres 1865_05 et 1865_06.

Pourquoi parlez-vous si peu de votre tableau, je pourrais bien comprendre tout ce que vous en diriez, car je m’en suis fait une bonne idée d’après votre croquis ;Le Toast ! Hommage à la Vérité représentait autour d’une table Manet, Bracquemond, Vollon, Cordier et Whistler, les camarades habituels de Fantin. Le peintre lui-même montre à ses amis la figure de la Vérité et les engage à lui porter un toast. Fantin allait finalement décider de détruire son œuvre à la suite du Salon. vous dites que je traite les Gerson durement, mais je les connais trop bien, croyez-moi, ils paraissent être très aimables c’est vrai, mais ce sont des canailles, fiez-vous à moi, il est sûr qu’on ne connaît pas assez les juifs en France, surtout à Paris où ils disparaissent dans la masse, mais c’est une nation terrible, c’est sûr. Ne croyez pas que je prétends que les GersonRecommandés par Scholderer, M. et Mme Gerson et leur fille Bertha, jeune élève de Müller, ont rendu visite à Fantin au Louvre. Voir lettres 1865_02 et 1865_03. doivent avoir une idée de l’art, je ne parle d’eux que d’hommes simples, quant à cela ils sont avares comme tout et le contraire de fins et comme il faut, je pourrais vous en donner plus qu’un exemple.

Je n’ai pas l’occasion de voir des choses japonaises, il n’y a personne qui les possède ici, je voudrais bien en voir. Je voudrais voir les tableaux de Whistler, il me semble que cela doit être un homme de grand talent, mais j’espère de les voir à l’exposition,Whistler expose La princesse des pays de la porcelaine (Portrait de Miss S…), YMSM.50, 1863-4, 199 x 116 cm, Washington, D.C., Freer Gallery of Art. n’est ce pas elle sera ouverte pendant deux mois ?

Je viens de faire quelques natures mortes sur une toile ; deux canards sauvages avec un brochet sur une table en marbre blancBien que Scholderer ne mentionne pas de lièvre dans sa description, il fait vraisemblablement ici référence à la nature morte, Zwei Wildente, Hecht und Hase auf einem Marmortisch qui a aujourd’hui disparu. Voir Jutta Bagdahn, Otto Franz Scholderer 1834-1902. Monographie und Werkverzeichnis, thèse de doctorat inédite, Fribourg-en-Brisgau, 2002, p. 29 ; Jutta Bagdahn, « Otto Scholderer – Daten zu Leben und Werk », dans Scholderer, cat. exp., 2002, p. 61-80, p. 64. et puis sur une seconde toile un lièvre qui est très amusant à faire,Vraisemblablement Stilleben mit Wild und Geflügel (nature morte avec gibier et volaille), B.49, 1865, huile sur toile, 77 x 66 cm, coll. part. non localisée. puis je ferai avec lui encore autre chose, peut-être un oiseau de proie si je peux en avoir ou autre chose. Maintenant adieu, écrivez-moi bientôt. Voyez-vous les Ritter, saluez-les de ma part.

Votre ami

O. Scholderer