Perspectivia
Lettre1869_01
Date1869-10-28
Lieu de créationFrancfort sur le Main Eschenheimer Strasse 29
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesMüller, Victor
Scholderer, Ida
Corot, Jean-Baptiste Camille
Courbet, Gustave
Manet, Edouard
Vélasquez, Diego
Doré, Gustave
La Caze, Louis
Balzac, Honoré de
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Fry, Clarence Edmund
Du Maurier, Georges Louis Palmella Busson
Lieux mentionnésLondres
Paris, Musée du Louvre
Francfort-sur-le-Main
Bruxelles, Salon
Munich, Exposition internationale, 1869
Munich, Glaspalast de Munich
Paris, Salon
Kronberg im Taunus
Œuvres mentionnéesF Un atelier aux Batignolles
S Landschaft (paysage)
S Stilleben (nature morte)
S Ein Hirsch im Wald (un cerf dans la forêt)

Francfort sur le Main Eschenheimer Strasse 29

28 oct[obre] [18]69

Mon cher Fantin,

Il est temps que je vous écrive un mot, quoique je n’aie pas grand chose à vous dire. Depuis que je suis en Allemagne,De l’hiver au mois de juin 1869, Scholderer séjourne à Paris, il travaille dans les ateliers de Steinhardt et de Fantin-Latour. j’ai resté tout le temps à Francfort, excepté quatre semaines que j’ai passées à un petit endroit près d’ici, pour faire quelques études de paysages, j’y suis allé au milieu du mois de septembre, et j’avais justement le temps pour faire ce que je voulais, c’est à dire un fond de paysage pour une nature morte,Au mois de septembre 1869, Scholderer se rend à Kronberg et peint le fond de la toile Ein Hirsch im Wald, B.93 qu’il achève à Paris en décembre de la même année pour le Salon. un cerf tué dans le bois, tableau de trois mètres de longueur à 1 ½ de largeur que cependant je n’ai pas encore commencé, le cerf n’est pas encore tué, mais j’attends de jour en jour sa mort. Je voudrais avoir une grande toile au Salon prochain, et comme pour le moment je n’ai pas d’autres idées qui pourraient être exécutées, je suis résolu de faire cette chose simple, et j’espère que je n’aurai pas besoin d’y mettre trop de temps, aussi pourrai-je peut-être avoir encore une autre pour cette occasion, si je travaille bien.

Müller et ma sœurIda Scholderer. ont été quelque temps à Francfort et sont partis hier. J’avais beaucoup l’intention d’aller avec eux pour voir l’exposition, mais à la fin j’ai pensé que j’avais assez voyagé, au fond aussi l’exposition ne m’intéresse pas trop,Scholderer fait ici référence à la Erste Internationale Kunstausstellung (première exposition artistique internationale) organisée au Glaspalast de Munich en 1869. la plupart des tableaux intéressants ai-je vus. Si vous aviez voulu aller avec moi, cela aurait été une raison pour moi d’y aller. Mais je dois penser aussi à retourner à Paris, ce que je ferai quand j’aurai achevé le cerf et quelques petites natures mortes que j’ai commencées ici.

Müller m’a raconté de l’exposition, vous auriez dû entendre, que Corot et Courbet ont été regardés pour les peintres les plus intéressants de la France, je crois que Müller a contribué un peu à cela.Müller est membre du jury de l’exposition internationale de Munich qui se tient au Glaspalast. Dans le cadre de cette exposition, une salle est réservée à Courbet qui y expose sept œuvres majeures. Le roi Louis II de Bavière sur suggestion des artistes nomme Courbet chevalier de l’ordre de Saint-Michel Ire classe. Il paraît que la distribution des médailles et des ordres n’était pas comme en général la suite d’une convention, un parti pris d’avance, car on s’est furieusement disputé dans les sessions ; et Müller, comme membre du jury, a proposé comme première chose que les membres du jury devaient naturellement renoncer à chaque récompense dont les autres furent bien stupéfaits, mais ils n’eurent pas le courage de ne pas accepter ce propos. C’est pourquoi il y avait tant d’autres artistes médaillés comme à l’ordinaire, et je crois que cela a eu fait une sensation dans le monde artistique, au moins de l’Allemagne.Müller se met d’accord avec les peintres Wilhelm Lindenschmit (1829-1895) et Julius von Zimmermann (1824-1906), eux aussi membres du jury, pour que la médaille soit accordée à Wilhelm Leibl (1844-1900) qui fait sensation avec son portrait intitulé Madame Gedon (1869, huile sur toile, 119,5 x 95,5 cm, Munich, Neue Pinakothek) et dont l’œuvre est très admirée par Courbet. Müller dit que l’exposition était plus intéressante que chaque autre qu’il avait vue, plus choisie, plus d’entracte de bonnes choses. M. est entièrement dans le sens d’autrefois, ce que j’ai aperçu bien vite, il y avait des choses sur lesquelles nous n’étions plus d’accord.

J’ai beaucoup causé avec lui de Manet,Scholderer, après ses deux séjours à Paris de 1868 et 1869, connaît bien Manet. il a vu ses tableaux à Bruxelles,En 1869, le Salon de Bruxelles expose les œuvres que Manet avait exposées au Salon parisien de la même année, Le balcon, RW.134, 1868, huile sur toile, 170 x 124,5 cm, Paris, musée d’Orsay et Le déjeuner dans l’atelier, RW.135, 1868, huile sur toile, 120 x 153 cm, Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen. ceux du Salon dernier, mais il n’aime pas ses peintures, il voit bien qu’il y a des qualités, mais il ne les estime pas assez, il faudrait voir ces tableaux à Paris, je crois qu’il en jugerait autrement. Il trouve que Manet ressemble aux dessins du Punch de D.M. (je ne sais plus son nom) et qu’ils ne lui disaient pas plus que ceux[-ci].Le magazine Punch dit aussi The London Charivari a été publié en Angleterre de 1841 à 2002 ; il diffuse des vignettes d’illustrations satiriques. Il est ici question de Georges Louis Palmella Busson Du Maurier (1834-1896), chroniqueur de la haute bourgeoisie victorienne pour le Punch. Enfin nous ne pouvions pas nous unir là dessus. Il est dommage que Manet n’ait pas envoyé plus de tableaux. Müller a dit qu’il aurait dû avoir plus de courage et moi je regrette bien aussi cela. Aussi Müller prend Manet pour un imitateur de Vélasquez, ce qui m’a prouvé qu’il ne le comprend pas encore. Moi-même je n’ai pas bien jugé Manet et je sais bien comme beaucoup de gens se sont trompés sur lui et se trompent encore toujours.

Müller m’a parlé de plusieurs jeunes artistes à Munich de beaucoup de talent, cependant je crois qu’ils savent déjà trop, toujours beaucoup d’habileté et peu de naïveté. Les Français ont eu le plus grand succès à Munich, je n’ai pas entendu parler des Anglais. Les critiques que j’ai lues sur l’exposition étaient bêtes, mais on dit qu’il y aura encore de meilleures. On en a parlé de moi comme imitateur de Courbet et Doré,Gustave Doré (1832-1883), peintre et graveur. quel joli point de vue. Je n’ai rien lu sur Manet et je crois qu’on ne le comprend pas du tout, qu’on ne le trouve pas remarquable.En 1869, Manet expose à l’exposition internationale de Munich, voir Eugène Muntz, « Exposition internationale de Munich », dans Gazette des Beaux-Arts, octobre 1869, p. 309. Il y présente Le chanteur espagnol, appelé aussi : Le guitarero ou Espagnol jouant de la guitare, RW.32, 1860, huile sur toile, 146 x 114 cm, New York, Metropolitan Museum of Art, p. 50, reprod. p. 51 ; Un philosophe, appelé aussi : Le philosophe au béret ou Le mendiant, RW.100, 1865, huile sur toile, 185 x 110 cm, The Art Institute of Chicago.

Comment allez-vous et qu’avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu ? Je vous prie bien de m’écrire un petit mot là dessus. Le séjour à Francfort est triste et je commence déjà à m’ennuyer, à la campagne, c’était mieux, j’aime mieux être seul que de rester dans une petite ville, on ne voit rien d’intéressant ici et on est forcé de s’occuper de choses dont on a été content de ne plus être forcé de s’occuper.

L’argent est toujours rare, je n’ai rien vendu ici, excepté une nature morte à mon tailleur qui est amateur de tableaux.

Avez-vous fait vos têtesA cette date Fantin est en train de réaliser Un atelier aux Batignolles, F.409. et le marchand de tabl. à LondresClarence Edmund Fry (1840-1897), photographe victorien, est co-directeur de la firme Elliot and Fry qui réalise et diffuse des images photographiques. En 1869, il passe commande pour sa collection de deux natures mortes à Fantin et immédiatement après de quatre autres. a-t-il commandé les natures mortes, je suis très curieux de savoir cela. Comme c’est bête d’être forcé de rester à un endroit qu’on aime, et de ne pas être avec ses amis, et de s’ennuyer, je tâcherai de ne plus être forcé de quitter Paris, au moins pas aussi longtemps que cette fois-ci. Hier j’ai appris la mort du Docteur Lacaze et on prétend que sa galerie est déjà au Louvre, je regrette bien de ne plus l’avoir parlé et de ne pas été voir encore une fois la galerie chez lui, enfin, il faut se contenter avec le souvenir, c’en est toujours un des plus jolis dans ma vie, j’y ai appris pour la première fois ce que c’est que la peinture.

J’ai lu trois petites histoires de Balzac : scènes de la vie de province, la femme abandonnée, la Grenadière, les célibatairesHonoré de Balzac, Études de mœurs.1er livre, Scènes de la vie de province. T. 2, La femme abandonnée, Paris, Furne, 1842-1848 ; Études de mœurs.1er livre, Scènes de la vie privée. T. 2, La grenadière, Paris, Furne, 1842-1848 ; Études de mœurs. 2e livre, Scènes de la vie de province. T. 2, Les célibataires : un ménage de garçon, Paris, Furne, 1842-1848. etc. La femme aband. est un chef d’œuvre cela m’a [fait] une grande impression ; aussi la Grenadière qui est encore peut-être plus fine, je trouve le langage tout ce qu’il y a de plus beau. Je crois que vous m’en avez parlé autrefois. Seulement les sujets sont extrêmement cruels, surtout la Grenadière, on a peine à respirer quand on lit cette histoire, mais comme les moindres choses lui servent pour son art, vraiment un véritable artiste. A la fin il y a une histoire le célèbre Gaudissart,Honoré de Balzac, Études de mœurs. 2e livre, Scènes de la vie de province. T. 2, Les Parisiens en province : l'illustre Gaudissart, Paris, Furne, 1842-1848. ce que je n’ai pas tout à fait compris, je trouve que c’est trop réaliste et que [le] sujet n’est pas assez important, aussi je n’aime pas trop les choses comiques de Balzac, excepté quelques histoires des contes drolatiques,Les contes drolatiques, écrits par Balzac dans une langue d’inspiration rabelaisienne, sont considérés à leur parution en 1833 comme une espèce de voile dissimulant une littérature érotique. mais qui ne sont pas de son invention, je crois ? Du reste, je ne le connais pas assez, je n’ai lu que très peu de livres de lui.

Maintenant adieu, écrivez-moi un petit mot, j’espère que ma lettre vous trouve en bonne santé. Saluez bien Monsieur votre pèreJean-Théodore Fantin-Latour (1805-1875) naît le 16 novembre 1805 à Metz. Peintre, il commence ses études à l’école de dessin de Grenoble sous la direction de Benjamin Rolland (ancien élève de David et conservateur du musée de Grenoble de 1817 à 1853). En 1827, il tente de venir étudier dans l’atelier de Gros à Paris mais l’accueil qu’il y reçoit l’offense et il se contente de copier les tableaux de la galerie italienne du Louvre. Il retourne à Grenoble où il se marie en 1834 avec Hélène de Maidenoff, fille adoptive de la princesse Zoloff. Ils ont trois enfants : Ignace-Henri, l’aîné, né en 1836, puis deux filles, Marie-Louise-Hélène et Nathalie-Marie-Thérèse. En 1841, les affaires devenant mauvaises, Théodore décide de monter à Paris avec sa famille tenter sa chance. Il expose au Salon de 1842 une Vierge lisant qui reçoit un certain succès puis au Salon de 1843 une Sainte Thérèse qui par contre est ignorée. Découragé, il n’expose plus mais continue à peindre des commandes pour subsister. Dès qu’il le peut, c’est son fils qui prend la famille en charge. Théodore décède le 20 avril 1875 (sa femme était elle-même décédée depuis 1867). Son fils le représente dans des dessins et un crayon lithographique qui sont conservés au musée de Grenoble. de ma part. Si vous allez voir Manet, dites-lui que ce sont toutes mes nouvelles de ses tableaux, et saluez lui et Mad. Manet de ma part. Votre ami

O Scholderer.