Perspectivia
Lettre1885_02
Date1885-04-06
Lieu de créationHildesheim Keswick Rds Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesEdwards, Ruth
Dubourg, Victoria
Whistler, James Abbott MacNeill
Budgett, Sarah
Millais
Gladstone
Leighton, Frédérick
Scholderer, Viktor
Dubourg, Hélène
Dubourg, Jean-Theodore
Dubourg, Charlotte
Armitage, Edwards
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Œuvres mentionnéesF Autour du piano
S An Odd volume/ Der letzte Band (le dernier volume)
S Robert Collmann, Esq.
F Féerie
F Portrait de Sarah Budgett
S Ophelia
S Junges Mädchen mit langem Haaren, Blumen in den Händen haltend
S Miss Fanny Kingdon

Hildesheim Keswick Road Putney

6 avril [18]85

Mon cher Fantin,

J’ai reçu votre lettre avant-hier et elle m’a fait le plus grand plaisir.Cette lettre de Fantin est manquante. Je savais bien comment vous aviez été occupé pendant les derniers mois et je n’ai guère espéré d’avoir de vos nouvelles plus tôt. Mme Edwards m’avait montré le croquis pour votre tableau des musiciens qui m’a plu beaucoup, et je ne doute pas que cela soit très beau, et j’espère de le voir un jour.Mme Edwards montre probablement à Scholderer l’étude pour Autour du piano, F.1194 que Fantin lui a envoyée. Voir lettre de Fantin à Mme Edwards du 25 février 1885, Fonds Custodia, collection Frits Lugt, 1997-A.548. Le sujet est simple et appartient tout à fait à vous, et cela a dû vous faire beaucoup de plaisir que de le peindre, mais en même temps, je peux m’imaginer que ce n’était pas tout à fait facile et sans fatigue pour vous, d’avoir tous vos modèles à entretenir, et pour Madame cela a vraiment dû être une véritable fatigue. D’entendre de la bonne musique, et si bien exécutée, pendant qu’on peint, doit être un grand plaisir, mais je trouve qu’on doit souffrir pour ce plaisir en même temps, car il a dû exciter vos nerfs et vous avez dû sentir l’accablement après, aussi sommes nous bien contents de vous savoir à la campagne tous les deux et nous espérons que vous en profitez bien ! Et aussi longtemps que possible. Depuis que j’ai reçu votre lettre, le temps a été bien plus beau ici et je pense que nous aurons un véritable printemps maintenant.

Votre lettre est bien riche de sujets et je veux tâcher d’y répondre morceau par morceau. Les pastels que j’ai faits ne se distinguent pas du tout par un nouveau procédé, ce sont plutôt des dessins colorés bien plus que des tableaux, je me sers beaucoup du crayon noir pour les ombres, celui de M. Edwards qui, je crois, est un des meilleurs, est encore plus gris ou noir que les autres, ils sont faits tous sur papier, en partie le papier brun dont on se sert pour les paquets ici et un autre gris plus fort et plus dur, je ne sais pas qui est le meilleur, comme couleur, je crois que j’aime le brun, je n’ai jamais pu me servir du gris comme fond aussi dans la peinture et je travaille plus facilement sur le papier brun. Après que j’ai fait mon tableau, cela est collé sur une toile et mis sur les châssis, quant à la durabilité, je n’en sais rien, mais il me semble que peu de couleur mise sur une surface se tiendra toujours mieux que trop de couleur. Le papier pour pastel a bien cet avantage qu’il est plus facile à mettre la couleur, mais je doute que cette craie qui se met dans les interstices se tienne mieux que celle qui reste sur la surface, mais les pastels ne sont pas faits pour l’éternité. Tous mes ombres sont presque faits de noir pur, sans cela je ne peux pas avoir assez de profondeur.

J’ai envoyé un pastel d’une fille lisante à l’AcadémieScholderer, An Odd Volume / Letztes Band, B.248. et un portrait d’homme,Scholderer fait ici référence au portrait de Robert Collmann, Esq., B.249. le premier me semble ce que j’ai fait de mieux, j’y ai beaucoup travaillé. La tête tout en ombre refleté par le blanc du livre, j’aurais bien voulu vous le montrer. Le verre est certainement un grand inconvénient, mais ici où on voit tant de tableaux sous verre, on s’y habitue plus.

Je suis étonné d’apprendre que vous n’aimez pas trop de faire des pastels puisque je m’étais figuré le contraire, cependant il faut que je dise que cela ne me suffira pas d’en faire toujours, et je commence déjà à être dégoûté un tout petit peu, cependant je n’ai pas encore fait plus qu’une dizaine. J’ai été bien amusé de ce que vous dites de StevensAlfred Stevens (1828-1906), peintre belge, ami de Manet, Baudelaire et Whistler. et je le vois d’ici. Il m’a été toujours bien peu sympathique et sa peinture toujours bien désagréable.

Je serais bien content de voir et de posséder vos nouvelles lithographies ! J’ai vu votre tableau que Whistler vous a envoyé, cela m’a beaucoup touché et m’a rappelé notre premier temps, il m’a plu beaucoup, je l’ai vu ici dans une exposition, le soir, c’était bien remarquable.Fantin-Latour, Féerie, F.214. Fantin avait laissé son tableau en dépôt chez Whistler qui vient juste de le lui renvoyer. J’ai entendu le discours de Whistler,Scholderer fait ici référence à la conférence de Whistler intitulée Ten O’Clock dans laquelle il expose ses orientations artistiques et revendique la liberté de la peinture de ne pas se conformer à la représentation fidèle de la nature. Il la prononce pour la première fois le 20 février 1885 à Prince’s Hall, puis ailleurs à plusieurs occasions dans le courant de l’année. c’est à dire pas sans interruptions causées par être assis trop loin de lui et par sa faible voix ; mais cela m’a bien plu, c’était extrêmement bien dit, très court et avec beaucoup de goût et d’esprit, et quoique mon point de départ quant à l’art soit différent, il a dit de très bonnes choses pendant une seule heure, la durée de son oraison.

J’ai vu votre portrait de Mlle Budgett chez Mme Edwards.Fantin-Latour, Portrait de Sarah Budgett, F.1150. Je ne l’ai vu qu’une seule fois, mais cela m’a beaucoup plu. La robe est bien jaune, mais c’est le sujet et je trouve que c’est absolument bien balancé avec la chair qui est d’une admirable couleur. Les formes sont un peu dures, mais c’est probablement encore le sujet. Le fond est charmant et les mains avec le châle blanc charmant, je suis bien curieux de le revoir à l’académie et je vous en écrirai plus.

J’ai envoyé à l’Académie une Ophélia (bien simple, une fille en robe rose avec des fleurs dans la main, la tête tournée vers le ciel en profil),Scholderer, Ophelia, B.234a. Jutta Bagdahn décrit cette œuvre comme un pastel, alors que dans la succession de sa description, Scholderer la range plutôt avec les huiles qu’il présente au Salon. Il est ainsi très vraisemblable que cette Ophelia se confonde en fait avec Junges Mädchen mit langem Haaren, Blumen in den Händen haltend, B.236. un portrait d’une dame encore tout à fait dans l’ombre, en robe jaune à peu près de la même couleur de Mlle Budgett,Scholderer, Miss Fanny Kingdon, B.250a. et les deux pastels ;Scholderer, An Odd Volume / Letztes Band, B.248 ; Robert Collmann, Esq., B.249. je ne sais pas si on les prendra tous, je m’en doute.

J’ai été hier voir l’atelier de Millais, qui a un tableau bien fort cette année,John Everett Millais, The Ruling Passion (appelé plus tard The Ornithologist), 1885, huile sur toile, 160,5 x 215 cm, Glasgow Museum, Art Gallery and Museum. c’est un vieux monsieur assis dans un fauteuil, les genoux couverts d’une couverture de laine jaunâtre, montrant des oiseaux, qu’il a pris d’une boîte à côté de lui, à des enfants qui l’entourent, soit disant ses petits fils et filles, deux petits de trois et quatre ans, une plus grande assise à ses genoux, puis la mère, la tête inclinée vers les petits et deux debouts derrière le vieillard ; il y a des choses charmantes, égales à sa meilleure peinture. Il me disait que cela lui avait donné beaucoup de peine, qu’il y avait travaillé énormément. Puis un très beau portr. de Gladstone dans ses robes pourpresJohn Everett Millais, William Ewart Gladstone (1809-1898), 1884-1885, huile sur toile, 121,2 x 62,8 cm, The Earl of Rosebery, on loan to Eton College. et le portrait d’un Américain, un homme de cinquante ans, un des meilleurs portraits de lui que j’ai vus.John Everett Millais, Simon Fraser, Esq., 1885, le portrait se trouve encore entre les mains de la famille Queensland, en Australie. Puis j’ai été chez Leighton qui fait toujours la même chose, cependant il me semble que les mauvais temps ont appris aux artistes à travailler plus consciencieusement. J’ai visité aussi le vieux Armitage,Edwards Armitage (1817-1896), peintre britannique. Il étudie la peinture dans l’atelier de Delaroche en 1835. Il expose jusqu’en 1891 à la Royal Academy. il a fait un grand tableau religieux qui m’a assez plu.

Quant à notre santé, nous nous portons assez bien et l’hiver a été assez gracieux pour nous, Victor grandit et est bien gai, il dessine beaucoup et commence à faire des paysages. J’ai commencé à faire un pastel de lui ; il est bien changé et devient plus maigre en proportion qu’il grandit.

Je termine ma lettre en vous priant d’excuser mon français anglo-allemand, je l’ai oublié bien. J’espère que vous et Madame se portent bien. Nous vous envoyons nos meilleurs compliments et vous prient de nous rappeler au bon souvenir de Mons. et Mad. Dubourg et Mlle Charlotte. Ne travaillez vous à la campagne ! Adieu. Votre ami Otto Scholderer.