Perspectivia
Lettre1858_05
Date1858
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesBurnitz, Karl Peter
Courbet, Gustave
Ritter, Monsieur
Legros, Alphonse
Le Corrège
Leys
Willems, Florent
Cornelius, Peter von
Vernier, Émile Séraphin
Giorgione
Régamey, Guillaume
Ottin, Léon
Solon, Marc Louis Emanuel
Ferlet, Guillaume
Lieux mentionnésParis, Musée du Louvre
Munich
Francfort-sur-le-Main
Francfort sur le Main, Kunstverein
Munich, Glaspalast de Munich
Paris, Salon des refusés
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Autoportrait assis devant son chevalet
F Portrait d'Alphonse Legros
F Autoportrait debout, la palette à la main
S Bildnis des Bankiers Heinrich Carl Wilhelm Müller (portrait du banquier Heinrich Carl Wilhelm Müller)
S Bildnis der Susette Müller-Kolligs (portrait de Susette Müller-Kolligs)
S Porträt der alten Dame Henriette Flersheim († 1858) (portrait de la femme âgée Henriette Flersheim)
S Kopie nach Giorgion/Tizian, Fête Champêtre (copie d'après Giorgione/Titien, Fête champêtre)
F Copie d'après Les noces de Cana de Véronèse (1562)

[Francfort-sur-le-Main]

[Fin d’année 1858]

Mon cher Ami,

Ne soyez pas fâché de ce que je vous laisse attendre à la réponse de votre aimable lettre qui m’a fait bien plaisir, je peux vous assurer que j’ai pensé beaucoup à vous, en outre vos peintures me vous rappellent à chaque instant, elles me font beaucoup de plaisir et sont très précieuses pour moi et me servent à ne pas me perdre et à rester sur le bon chemin. C’est très difficile pour moi car je n’ai personne ici qui partage entièrement mes idées, le seul c’est Burnitz,Karl Peter Burnitz (1824-1886), peintre allemand. Après des études de droit, Burnitz voyage à la fin des années 1840 en Italie, en Espagne et en Algérie. Lors d’un séjour à Paris de 1851 à 1857, durant lequel il fait la connaissance de Victor Müller, il abandonne sa charge de juriste et décide de se consacrer à la peinture. Il expose régulièrement au Salon à partir de 1855. De retour à Francfort-sur-le-Main, il devient, avec Adolf Schreyer, l’une des figures essentielles du groupe d’artistes constituant la colonie des peintres de Kronberg qui se retrouvent pour peindre en plein air. Ami de Scholderer, il partage son intérêt pour les leçons de l’école de Barbizon. mais il demeure à un lieu de Francfort et je le vois très rarement. CourbetParti en août 1858 pour Francfort-sur-le-Main, Courbet y reste jusqu’à la première quinzaine de février 1859. Il obtient un atelier au Städelschen Kunstinstitut, grâce au professeur de peinture de genre et de paysage Jakob Becker von Worms (1810-1872), portraitiste en vue à Francfort et premier professeur de Scholderer. À la suite d’une querelle avec Becker, Courbet déménage son atelier au Kettenhofweg 44, là où Victor Müller (1829-1871) et Otto Scholderer avaient les leurs, puis il s’installe dans la Deutschordenshaus de l’autre côté du Main. est encore à Francfort, mais il demeure au quartier latin et moi près du Boulevard, alors je le vois aussi plus rarement car pendant la journée il faut pourtant que je travaille et lui aussi ; on n’est pas enchanté de sa peinture à Francfort et quelquefois j’entends des jugements qui me font presque peur, je vous dis personne, personne ne le veut !Mis à part les quelques artistes comme Scholderer, Victor Müller ou Peter Burnitz qui ont séjourné en France, l’art de Courbet n’est pas admiré par les jeunes peintres francfortois. Toutefois ce séjour allemand a été retenu par l’historiographie comme une réussite, en effet Courbet expose au printemps au Kunstverein de Francfort, vend des œuvres, reçoit des commandes et est régulièrement invité à la chasse durant son séjour à Francfort. Moi je ne dis plus rien car je ne me dispute pas sur une chose dont je suis tout à fait sûr.

Il est venu encore il y a quelques jours pour voir encore vos peintures,Voir lettre 1858_04. il a dit encore une fois que c’était extrêmement pur de couleur et très lumineux. Il désirait seulement de voir quelque chose de plus achevé encore de vous, surtout votre portrait à la chaise rouge lui a bien plu.Fantin-Latour, Autoportrait assis devant son chevalet, F.94. Ce que vous dites du fond clair m’intéresse, je trouve justement le fond admirable, je n’ai jamais vu de fond plus clair et pourtant qui va si bien avec la tête, on voit à quelle distance il est éloigné de la tête, je le prends souvent pour ajuster un peu les fonds de mes portraits, j’en ai déjà profité, je cherche déjà depuis longtemps à faire un fond pareil. Dans mon atelier le mur que je prends pour fond de mes portraits est d’une couleur clair violet ce que je ne peux pas du tout joindre à mes portraits, tous les essais étaient en vain et j’ai changé 10.000 fois les fonds ; la couleur à l’eau, vous me comprenez, a déjà d’elle-même quelque chose de sèche, maintenant elle est encore clair violette, cela ne me va pas du tout, je voulais le foncer mais c’était en vain ; sur la nature morte de M. Ritter, elle est à peu près rendue, seulement je l’ai fait plus fine et un peu plus grise, alors je crois que cela va assez bien. J’aime beaucoup le portrait d’Alphonse,Fantin-Latour, Portrait d’Alphonse Legros, F.96. aussi c’est extrêmement bien sa couleur, c’est aussi bien frais ; votre autre portrait est extrêmement clair, je crois c’est encore le plus clair,Il est ici question d’un des deux autoportraits que Fantin a envoyés à Scholderer (Autoportrait assis devant son chevalet, F.94, Autoportrait, F.95). enfin je suis bien content d’avoir vos tableaux, je voudrais bien pouvoir vous en donner aussi mais … il faut avoir encore la patience.

Courbet a fait encore différente tableau, une petite Vénus, femme nue couchée sur une espèce de lit avec une vue par une fenêtre sur un paysage, il l’a fait d’après une photographie seulement, c’est superbe, un Monsieur ici l’a acheté, on n’y voit pas un trait de pinceau tout est couleur sans qu’on sache comment c’est fait.Il doit vraisemblablement s’agir de Femme nue endormie ou Le repos, Fernier I.228, 1858, huile sur toile, 50 x 64 cm, Londres, coll. part.

Puis il a fait un portrait de femme, une tête seulement, quand cela a été frais, c’était la plus belle chose que j’ai vue comme peinture moderne, mais il l’avait fait sur un fond noir qui n’était pas encore assez sec, puis quand sa peinture avait séché une journée seulement il y a passé du sécatif et de l’huile et y a travaillé encore une fois de mémoire, tout cela allait encore quand je l’ai vu frais ; mais hier, j’ai vu la tête à l’exposition, j’ai été frappé, c’est devenu entièrement noir, on ne peut pas dire gris, c’est noir et il y a des taches dans tout la nature, j’aurais pu pleurer quand je le voyais, l’expression en a souffert bien aussi, c’est dommage. Au commencement, j’étais enchanté de cette tête, il y avait une couleur profonde et peint comme avec un dessous de feu et pourtant défini et modelé avec une mollesse comme si c’était les traits de Courbet lui-même, je crois que j’ai passé une heure entière sans tourner mes yeux. Il m’a dit que ce n’était pas tout à fait pur comme couleur. Mais c’était pour l’expression la meilleure chose qu’il avait faite, il a dit on voit dans ma chose que c’est une tête qui peut penser et que c’était son but de montrer cela bien clairement à chaque tête qu’il faisait, c’était un ton plus profond que la nature, mais il avait une lumière étonnante comme couleur c’était pour le comparer : entre le Corrège et les Espagnols plus doux qu’un Espagnol et plus profond que le Corrège, on n’y voyait pas un trait de pinceau.Cette tête de femme par Courbet n’est pas identifiée. Étant donné la description qu’en fait Scholderer, il est vraisemblable que Courbet ait plus tard réutilisé la toile pour une autre œuvre.

Ensuite, il a fait un grand tableau, un cerf courant blessé, grand comme nature, ce que je n’ai pas encore vu,Il s’agit du Cerf à l’eau, chasse à courre ou Le cerf forcé, Fernier I.277, 1859-1861, huile sur toile, 220 x 275 cm, Marseille, musée des Beaux-Arts. Selon le catalogue raisonné de l’œuvre de Courbet, ce tableau a été commencé en 1859, mais il semble ici que Courbet ait commencé à le peindre à la fin de l’année 1858. puis deux cerfs qui se battent grands comme nature,Courbet, Le rut du printemps ou Combat de cerfs, Fernier I.279, achevé en 1861, huile sur toile, 356 x 507 cm, Paris, musée d’Orsay. je ne l’ai vu non plus, ce sont de grandes toiles, dernièrement il a commandé encore cinq grandes toiles, puis on l’a chargé de faire le portrait d’une dame encore.Peut-être La Dame de Francfort, Fernier I.235, 1858, huile sur toile, 103 x 138,5, Cologne, Wallraff-Richartz Museum. Il n’a pas achevé le paysage dont je vous ai parlé dans la dernière lettre.Il doit être ici question de l’œuvre de Courbet, Forêt allemande ou Sous-bois, Fernier I.237, 1858, huile sur toile, 46 x 55 cm, dernière localisation lors de la vente de la collection Fouché, duc d’Otrante, à Francfort-sur-le-Main, le 1er déc. 1926, n° 52, reproduction de l’œuvre sous le titre : Intérieur de forêt allemande. C’est ce que Courbet fait à Francfort, maintenant je ne veux pas vous parler des choses misérables que je fais, je passe un temps énorme à mes portraits et je ne sais plus les finir ; dans le dernier temps, cela va un peu mieux, il y en a pourtant maintenant trois qui sont presque finis, quelle chance quand je pourrai dire ils le sont !Entre la fin 1858 et début 1859, Scholderer réalise plusieurs portraits : Bildnis des Bankiers Heinrich Carl Wilhelm Müller, B.19 ; Bildnis der Susette Müller-Kolligs, B.20 ; Porträt der alten Dame Henriette Flersheim († 1858), B.525.

Cela va durer encore quelque temps jusqu’à ce que je reviendrai à Paris, cependant mes autres portraits iront plus vite, quant à la vitesse, je crois pourtant avoir fait un progrès dans le dernier temps. Je suis curieux de ce que vous dites de ma nature morte, c’est encore ce que j’ai fait de mieux à Francfort et c’est fait vite, il n’est pas besoin d’expliquer le sujet, je pense on en a bien ri à Francfort, je vais commencer ces jours une nouvelle, c’est toujours une bonne étude et l’on peut faire ce qu’on veut c’est la chose principale.

Il y a maintenant à l’expositionScholderer fait ici référence à l’exposition annuelle du Kunstverein de Francfort-sur-le-Main, les Kunstvereine sont des associations privées dont le but est de promouvoir les arts et les sciences. Ils voient le jour dans diverses villes d’Allemagne au début du XIXe siècle. Celui de Francfort est créé en 1829, il travaille d’abord en étroite coopération avec le Städelschen Kunstinstitut et participe aux acquisitions d’œuvres pour sa collection. Progressivement, le Kunstverein se concentre essentiellement sur l’organisation d’exposition d’artistes contemporains. un petit tableau de Leys,Hendrik ou Henri Jan Augustyn Leys (1815-1869), peintre belge d’histoire, de scènes de genre et de portraits, ainsi que graveur à l’eau-forte. un Belge, dont vous vous rappelez. C’est très joli, c’est imité tout à fait les anciens Allemands, mais il y a pourtant de jolies choses, puis un WillemsFlorent Willems (1823-1905), peintre belge actif en France, spécialiste de portraits. qui est affreux, de qui il n’est pas nécessaire de faire une description. Vous avez entendu sans doute qu’une exposition des tableaux allemands qui ont été faits ce siècle a eu lieu à Munique ;Il est ici question de l’exposition intitulée Deutsche Allgemeine und historische Kunstausstellung zum 50-jährigen Bestehen der Akad. der bildenden Künste qui se tient à partir du mois de juillet 1858 au Glaspalast de Munich. je n’y étais, pas presque tous les peintres de Francfort y étaient, je n’avais envie et pas d’argent pour y aller, tout le monde a été très enchanté de cette exposition et on dit qu’on avait eu l’occasion de voir combien l’art allemande et l’art française étaient différentes et que pourtant ils y avaient été de bonnes choses, mais presque tout du temps de Cornelius,Peter von Cornelius (1763-1867), peintre allemand. Après s’être formé à Düsseldorf selon les principes du classicisme, Cornelius se rend à Rome en 1811, et s’insère dans la « confrérie de Saint-Luc » constituée autour de Friedrich Overbeck et Franz Pforr. Cornelius partage avec ces artistes la volonté de se démarquer du néo-classicisme, et prône un retour à l’art des primitifs italiens et à celui des peintres de la Renaissance germanique. Cornelius voit dans le renouvellement de l’art de la fresque l’un des meilleurs moyens pour parvenir à relier l’art à la vie. Il fonde sa réputation sur cette pratique ainsi que sur celle du dessin. les modernes, on n’en était pas enchanté etc., cela ne prouve rien encore, mais je crois qu’il y avait de grands talents à cette époque, mais qui n’ont rien fait, c’est à dire leur talent prenait une direction mauvaise, il ne se développait pas, c’était une réminiscence des anciens Italiens avec laquelle on ne va pas loin. Moi je [le] considère toujours encore comme un génie. Mais il n’a rien fait ce qu’on peut appeler achevé dans aucun sens, ce n’est pas un art qui peut servir comme base de l’art d’une nation, la génération après Cornelius n’a eu aucun avantage de lui, ce qui est déjà prouvé, le contraire est Courbet, chacun peut apprendre de lui, il est si sain, si naturel dans son art, il est si primitif (je ne sais si je m’exprime bien) que je suis sûr que cela durera longtemps, je suis sûr que nous verrons déjà bientôt l’influence générale qu’il exercera sur la peinture, enfin, l’avenir en jugera. Cornélius, cependant, est le seul que je respecte des peintres allemands de tout notre siècle, peut-être que je ne connais pas l’un ou l’autre qui ont aussi quelque mérite, mais je ne crois pas qu’il y ait encore un comme lui.

Est-ce que vous avez vu dans le dernier temps quelque chose de bon comme peinture à Paris, mais nouveau ? Qu’est-ce que fait Vernier ?Émile Vernier (1829-1887), peintre et lithographe français. Le tableau d’Alphonse va devenir bien joli je pense, c’est bien joli d’après votre description.Fantin a vraisemblablement décrit à Scholderer l’œuvre qu’Alphonse Legros exposera au Salon de 1859 : L’Angélus, aujourd’hui disparu, qui remportera la faveur des critiques. Je lui écrirais lui aussi si je savais quoi, aussi vous lui ferez part [de] ce qui l’intéresse par exemple sur Courbet. Ah, comme je serais content de retourner à Paris. Il me faut beaucoup de patience, je travaille assez, vous savez je ne suis pas grand travailleur, mais pourtant plus que je n’ai travaillé à Paris, ce n’était pas grand-chose, surtout à mon Giorgion.Copie d’après une Fête champêtre de Giorgione, B.16. Lors de son séjour à Paris, Scholderer réalise au musée du Louvre une copie de l’œuvre de Titien, Fête champêtre, vers 1510-1511, huile sur toile, H.1,05, L.1,365, Paris, musée du Louvre, alors donnée à Giorgione. Je vous demande encore bien Pardon que ma lettre vient si tard, mais je compte sur votre indulgence sur votre amitié. Il me ferait grand plaisir si vous veniez à Francfort, vous et Alphonse, mais cependant je doute que vous y resteriez longtemps, c’est une petite ville allemande où on est pourtant pas si libre comme à Paris, cependant vous avez raison, quand on a un ami, on peut vivre partout, je vous invite donc à venir à Francfort avec Alphonse, mais quand je retournerai à Paris vous retournerez avec moi.

J’espère que vous ne me laisserez pas trop longtemps sans réponse.

Adieu mon cher Fantin, saluez bien Alphonse de ma part et dites-lui que je pense bien à lui, saluez aussi Ottin (que fait la musique ?), Solon, Ferley etc. GuillaumeIl est vraisemblable qu’il soit ici question de Guillaume Régamey (1837-1875), peintre, ami et condisciple de Fantin chez Lecoq de Boisbaudran. Régamey fréquente le café Voltaire à la fin des années 1850 avec notamment Scholderer, Fantin et Legros. Fantin lui offre un autoportrait (F.2293, Portrait de Fantin) et le fait figurer dans sa première esquisse de l’Hommage à Delacroix (F.2440). Guillaume Régamey se spécialise dans la peinture d’histoire et de scènes militaires. Il participe au premier « Salon des refusés » de 1859 et expose ensuite au Salon de 1859 à 1875. Pendant la guerre de Crimée il est correspondant de l'Illustrated London News comme dessinateur. que fait-il ? Est-ce que la vieille folle au Louvre n’est pas encore devenue aveugle ?

A votre place je ne ferais pas de copies encore d’après les noces de Canan,Entre 1856 et 1867, Henri Fantin-Latour réalise sur commande cinq copies de l’œuvre de Paul Véronèse, Les Noces de Cana, 1562-1563, huile sur toile, 666 x 990 cm, Paris, musée du Louvre. Il est ici question de la seconde version des Noces de Cana copiée par Fantin. Il en reçoit la commande d’un certain M. Pina du Mexique. Il commence la copie à l’automne 1858 et l’achève en 1859 : Les noces de Cana, F.110. je vous en parlerai dans la prochaine lettre. Adieu votre ami O. Scholderer