Perspectivia
Lettre1859_03
Date1859
Lieu de créationKronberg
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesCourbet, Gustave
Müller, Victor
Legros, Alphonse
Ottin, Léon
Solon, Marc Louis Emanuel
Raphaël
Rembrandt
Holbein
Vélasquez, Diego
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Musée du Louvre
Francfort-sur-le-Main
Paris, galerie Pourtalès
Kronberg im Taunus
Œuvres mentionnéesS Hof eines Bauernhauses in Kronberg (cours d'une maison paysanne à Kronberg)

[Kronberg]

[Automne 1859]

Mon cher ami

Je pense à vous, je peux dire continuellement, c’est-ce que d’abord je veux vous assurer, les excuses que je pourrais vous faire de ne n’avoir pas écrit depuis bien longtemps sont toujours les mêmes, je ne peux pas dire je me souviens de vous, car vous m’êtes aussi présente comme étant à Paris, comme je serai content quand je pourrai causer au Louvre avec vous comme autrefois, malheureusement cela n’a pas l’air encore de pouvoir aller à Paris, mais cela viendra, patience, seulement je peux vous dire au moins que je suis redevenu artiste, je pense continuellement à ma tâche et je travaille toujours un peu. Vous avez entendu peut-être que je me suis mis depuis quelque temps à la campagne, on y est seul et cela est très drôle comme on est livré à soi-même, mais … cela fait du bien, je crois que j’ai beaucoup appris dans le dernier temps, pas comme ouvrier dans la peinture, mais comme artiste et vous savez ce que sont les idées, comme elles nous poursuivent continuellement, je n’en suis pas encore débarrassé, mais j’espère que bientôt je deviendrai plus calme.Durant l’été, Scholderer s’installe à Kronberg. A partir de 1858, des artistes s’y retrouvent régulièrement autour d’Anton Burger (1824-1905) et de Jakob Fürchtegott Dielmann (1809-1885) et peignent les paysages et villages de la vallée du Taunus. La colonnie d’artistes de Kronberg ne revendique pas une doctrine artistique commune, mais les artistes partagent leur goût pour le naturalisme et le réalisme, ainsi que leur intérêt pour la peinture de genre et de paysage des Pays-Bas du XVIIe siècle et la leçon des paysagistes français du XIXe siècle.

Comme je voudrais être avec vous pour parler avec vous longuement de toutes sortes de choses, mais commencer à écrire, c’est trop pour moi.

Comme on change, comme on vieillit et pourtant on reste le même au fond encore. Mais je sais plus pourquoi je suis comme cela, c’est ce que j’ai appris et je crois être bientôt au net avec ce qu’ai à faire et à apprendre comme peintre, c’est beaucoup dit n’est-ce pas, mais je dis aussi je crois, ce n’est pas tout à fait sûr encore.

Votre dernière lettre est datée de si longtemps que je suis obligé de la relire pour me rappeler bien de tout car elle contient beaucoup. D’abord elle commence avec une plainte que j’espère que vous avez oublié déjà en ce moment, vous croyiez perdre le courage, quant à cela je crois que je pourrais vous écrire la même chose tous les trois jours, mais cela passe bientôt, la raison et l’esprit pourtant à la fin effacent ce sentiment, n’est-ce pas ? Quant à votre soif de faire continuellement des œuvres, je vous envie vraiment, moi je réfléchis toujours encore plus que je travaille, mais j’espère que cela viendra aussi avec le temps, mais je sais que ce n’est que la pratique qui peut me donner le désir de faire beaucoup, malheureux si cela viendrait trop tard, car j’ai quelquefois des scrupules d’avoir déjà vingt-six ans et de ne savoir rien du tout. Oh, la pratique, c’est tout vraiment. Pardon, je viens de renverser mon encrier.

J’aurais bien voulu vous accompagner à votre voyage à Londres, merci de votre description, elle m’a fait bien plaisir.En 1859 Whistler part s’installer à Londres chez sa sœur et son beau-frère, Francis Seymour Haden (1818-1910) graveur, aquafortiste. Il ne tarde pas à y inviter Fantin qui ne remporte pas le succès qu’il escomptait à Paris. Ce premier voyage de Fantin en Angleterre en juillet 1859 est décisif pour sa carrière car non seulement il lui permet de confirmer ses buts artistiques mais il lui offre aussi la possibilité d’établir des contacts avec des amateurs anglais.Vous avez vu la mer, c’est aussi quelque chose n’est-ce pas, on sait bien que c’est aussi une chose importante au monde comme la terre ! N’est-ce pas ? Dans ce moment nous avons à Francfort des photographies d’après des cartons de Raphaël, c’est à dire des morceaux des têtes de son tableau la guérison des malades etc. ce sont des choses, enfin les plus magnifiques, quelle nature ! Et ce qui m’a fait plaisir, c’est que j’ai trouvé qu’ils ont beaucoup de ressemblances avec les têtes de Rembrandt, les extrêmes qui se touchent, mais dans les deux la nature, je crois que tous les chefs d’œuvre de peinture se ressemblent, vous vous rappelez aussi la ressemblance des Holbein et Rembrandt. Ce que je voudrais voir ce sont encore quelques tableaux de Velasquez, avez-vous vu celui de la galerie Pourtales,Anonyme, Soldat mort, huile sur toile, 104 x 167 cm, Londres, National Gallery, qui était attribué à Vélasquez. Courbet prétend que c’est le meilleur tableau qui est au monde, Müller dit qu’il avait raison.

J’ai fait une étude, un intérieur de cour à la campagne et je crois que ce n’est pas mal, ce n’est pas tout à fait fini et j’espère pouvoir en faire un tableau, puis j’ai fait d’autres choses, encore une cour avec de la muraille et un jardin avec des arbres et un petit toit de baraque, ce qui n’est pas dans mon genre ;Vraisemblablement études préliminaires à Hof eines Bauernhauses in Kronberg, B.21, dont la description est proche de ce que Scholderer décrit plus loin comme la cour mélancolique. nous avons un peintre à Francfort qui fait ces sujets avec un grand talent, je veux essayer de vous en faire une idée, mais je ne sais pas si vous le comprenez, c’est assez pittoresque, mais j’ai trouvé que ce n’est rien pour une grande peinture, il y a tant de choses des petites pierres, des arbres, des feuilles, des planches, on ne peut pas prendre un bon pinceau de couleur, ensuite, à la fin je trouve que je ferais mieux de peindre des hommes, des portraits ou des choses qu’on peut faire comme portrait, j’aime excessivement le paysage, mais je crois que je suis trop âgé déjà pour faire exclusivement le paysage en futur je le regarderai toujours attribué à mes hommes, ai-je raison, je crois aussi que c’est plus intéressant. Le premier tableau dont je vous ai parlé est une cour, une maison raccourcie à gauche une maison en face à la maison [à] gauche une porte avec un petit toit, tout bien joli par le temps je l’ai fait grand et mélanc[olique], un ciel gris et le tout très foncé, pendant que le premier (ce que j’ai dessiné à l’autre page), je l’ai fait au soleil et très clair cela me convient moins, le soleil est souvent point du tout joli et on est obligé de faire les ombres très foncées et souvent on trouve à la fin que les moyens ne sont pas suffisants, qu’on l’a fait ou trop clair ou trop noir, maintenant je ne dis pas que le soleil est toujours défavorable, chacun aussi d’après son goût. A la cour mélancolique, j’ajouterai encore une figure, je ne sais pas encore laquelle.

Je viens d’y travailler hier et aujourd’hui et cela va très bien, c’est on peut dire une grande nature morte et j’aime tant la nature morte, je crois que je pourrais en faire toute ma vie, je vois de jour en jour plus que je suis fait pour faire des portraits que cela soit des objets vivants ou morts, c’est ma nature, je pourrais travailler quinze jours à une pierre et à la fin je l’aime comme on aime un objet vivant.

Comme il est beau à la campagne chaque heure du jour est différente, c’est à dire à la ville, on ne voit pas cela et surtout le crépuscule, c’est le temps le plus joli de toute la journée, comme nous avons vu déjà en nous promenant ensemble au Luxe[mbourg], cela me fait beaucoup d’impression, mais je n’ai pas le courage de le peindre, c’est trop difficile, trop beau pour que je fusse en état de le peindre de mémoire, aussi comme je le vois ici avec des ciels jaunâtres (la lumière) le reste d’un bleu noir que je ne peux pas exprimer. Alphonse a fait un qui me vient souvent dans la mémoire, vous vous rappelez son père et sa sœur par derrière demi figures. Moi, j’ai ici des montagnes, des champs vastes, avec des pommes de terre (c’est à dire leur plante) vert foncé et surtout des poiriers, c’est un arbre que je trouve ravissant, mais d’après mon idée cela devait être fait grand, énormément grand afin que l’œil tombe entièrement sur le tableau dont l’impression peut agir tout à fait, vous comprenez, oui la peinture est belle, mais difficile et il faut en faire beaucoup.

Maintenant adieu mon cher Fantin, si vous avez le temps écrivez à votre ami qui pense toujours à vous mais qui écrit mal et rarement.

Otto Scholderer

[…] Alphonse Ottin Solon etc.