Perspectivia
Lettre1874_07
Date1874
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDurand-Ruel, Paul
Deschamps, Charles W.
Manet, Edouard
Edwards, Edwin
Legros, Alphonse
Whistler, James Abbott MacNeill
Cazin, Jean-Charles
Degas, Edgar
Corot, Jean-Baptiste Camille
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Renoir, Auguste
Millet, Jean-François
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Dubourg, Victoria
Maître, Edmond
Esch, Mlle
Lieux mentionnésLondres
Paris
Londres, Society of French Artists
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Londres, 9th exhibition de la Society of French Artists
Œuvres mentionnéesF Un atelier aux Batignolles
F Fleurs et objets divers
F Dahlias (Dahlias dans un vase de porcelaine blanc et bleu, fond clair)
S Grosses Jagdstilleben (grande nature morte au gibier)

8 Clarendon Road Putney Surrey

[Hiver 1874]

Mon cher Fantin,

Je ne veux pas commencer ma lettre avec la même excuse comme dans les autres. Je veux seulement dire que je pense chaque jour à vous, peut-être d’avantage encore qu’autrefois ; tout dans le souvenir, et dans mon art me rappelle de vous et me conduit vers vous. Surtout dans la peinture, il me semble que je me rapproche essentiellement de vous dans le dernier temps, aussi je goûte bien ce que vous faites dans le dernier temps, et il y a au moins votre travail qui me console de l’absence de votre personne. J’ai vu les dernières fleurs, chez Deschamps, avec le plus grand plaisir. Je crois que c’est impossible de faire mieux, et il y a eu autant que je ne puis m’en donner raison comment vous travaillez.

Mais le temps arrive où il faut vraiment que nous nous revoyions, c’est vraiment nécessaire ; malheureusement je ne sais pas comment faire, il faut que je travaille et ne dois pas quitter Londres. Je voudrais au moins pouvoir vous montrer ce que j’ai fait dans le dernier temps. J’ai abandonné l’idée du clair dont s’occupe l’école de Batignolles,L’école des Batignolles ne désigne pas un mouvement artistique avec une esthétique définie mais un groupe d’artistes (peintres pour la plupart mais aussi musiciens, sculpteurs ou hommes de lettres) qui se réunissent au café Guerbois, 11 Grande-Rue des Batignolles, entre 1866 et 1870. Ce café est en effet le centre d’une vie intellectuelle féconde dont Manet est une figure dominante. Fantin, client assidu des soirées au Guerbois, rassemble dans son œuvre Un atelier aux Batignolles, F.409 quelques membres du groupe des habitués du café. Par extension, on voit ici que cette école finit par désigner les peintres impressionnistes et leurs proches. je trouve comme vous que cela n’est pas suffisant, je peux dire que j’ai fait un pas en arrière vers mon ancienne peinture et cette fois, je suis sur le bon chemin. Je suis en ce moment très content de ce que je fais, quoique je croie que j’ai encore bien des progrès à faire, mais enfin je suis sûr de mon affaire. On se raconte chez nous une plaisanterie des Wurtembergeois (et mon père en a été un et je me sens un peu la même chose), qu’ils n’ont de l’esprit qu’à quarante ans, eh bien je les ai maintenant, et je me sens arrivé au point aussi où je sais ce que je fais, et surtout en comparaison avec les autres ; c’est venu très tard, mais enfin c’est venu, il faut bien travailler maintenant pour le montrer. Pour moi, il n’y a que la nature morte maintenant et j’y resterai. C’est bien dur comme vous dites, mais le plaisir, si on réussit, est très grand.

Je vis très tranquillement à Londres et ne vois presque personne. Edwards est chez son père, qui est très malade pour le soigner. Je n’ai pas vu Legros, ni Whistler, Cazin est encore à la campagne et j’avoue aussi qu’il me plaît moins qu’autrefois. Je trouve surtout qu’il n’est pas franc, plein de vanité et d’amour-propre et ce qu’il fait ne vous fait pas oublier ses mauvaises qualités. Plus que je travaille, plus je trouve bêtes les gens de vanité, et qui n’en a pas parmi ces Français ici ! Legros et Whistler sont toujours ceux que j’aime le plus, mais il faut avouer qu’il est difficile de les manier. Le premier a exposé un très bon paysage (dans le clair, mais toujours la même chose) chez Deschamps, deux portraits dont l’un est très bien, son talent est si grand que cela fait toujours plaisir.Legros expose à la Ninth Exhibition de la Society of French Artists à la galerie Durand-Ruel à Londres : Souvenir de Berkhampstead, huile sur toile, 142 x 112 cm, Londres, The Fine Art Society, n° 26, Portrait of T. Woolner, Esq., A.R., n° 66 ; Portrait of Mrs. ***, n° 67. De Whistler je n’ai rien vu dernièrement. C’est évidemment un homme des plus remarquables qui est bien au-dessus de l’école des Batignolles que je trouve, comme j’ai dit, insuffisant. Whistler sait bien mieux ce qu’il veut. L’individu est bien plus remarquable que tous ces gens-là même. Degas qui a deux danseuses à l’Exposition, c’est très fin, mais je doute bien que lui-même en est satisfait.Edgar Degas expose à la Ninth Exhibition de la Society of French Artists à la galerie Durand-Ruel à Londres : Scène de ballet, 1874, huile sur toile, 62 x 46 cm, Londres, Courtault Institute Galleries. L’œuvre n’est pas présente au catalogue de la Ninth Exhibition de la Society of French Artists, elle est cependant mentionnée par Scholderer dans cette lettre, ainsi que par Kate Flint, Impressionists in England. The Critical Reception, Londres, Boston, Melbourne et Henley, Routledge & Kegan Paul, 1984, p. 359 ; Ronald Pickvance, « Degas’s Dancers : 1872-6 », dans The Burlington Magazine, juin 1963, p. 256-266. Legros est très lié avec de Gas maintenant, je suis très curieux combien de temps cela durera.

Vous me demandez l’avis ou plutôt ce que je pense de votre nature morte du salon dernier.Fantin-Latour, Fleurs et objets divers, F.706. Elle m’a plu beaucoup, mais malheureusement je ne l’ai vue qu’une seule fois, et c’est trop peu pour en juger. Je la trouvais réussie comme vous le dites au plus haut degré. Il n’y a que la choix, surtout la figure blanche en plâtre, que je trouvais moins agréable, quoiqu’elle a été faite admirablement. Je sais bien qu’on ne doit pas juger ainsi, mais c’était mon sentiment, parmi toutes ces choses fines et vivantes, une figure coupée au genoux, cela m’a paru un peu fort. Je ne parle pas de la couleur qui était très bien choisie, il me semble justement à cette place. De vos dernières fleurs, il a surtout un bouquet de giroflées dans un vase foncé qui me plaît beaucoup, mais les autres aussi, les fruits surtouts sont charmants, et ce que j’aime beaucoup, ce sont les dahlias dans le vase gris et bleu,Fantin-Latour, Dahlias (Dahlias dans un vase de porcelaine blanc et bleu, fond clair, F.719). je trouve cela ravissant.En 1874, Fantin expose douze natures mortes à la Ninth Exhibition de la Society of French Artists. Vous deveriez voir vos fleurs dans l’Exposition qui est la plus belle que Deschamps a eue, comme elles font bien parmi les autres tableaux !

Il y a une vieille maison de Millet, connaissez-vous le tableau qui est charmant un fort beau tableau.En décembre 1874, Millet expose à la Ninth Exhibition de la Society of French Artists chez Durand-Ruel à Londres. Il présente La vieille maison de Nacqueville, 1871-1873, huile sur toile, 65 x 82,2 cm, Suisse, coll. part. Il y a le grand tableau de Dante de Corot et bien d’autres de lui, qui sont tous beaux.Corot, Dante et Virgile, 1859, huile sur toile, 260,5 x 170,5 cm, Boston, Museum of Fine Arts, ainsi que huit autres œuvres. Il y a deux tableaux de Renoir,Auguste Renoir expose à la Ninth Exhibition de la Society of French Artists chez Durand-Ruel à Londres La loge, 1874, huile sur toile, 80 x 63 cm, Londres, Courtauld Institute Galleries, La danseuse, 1874, huile sur toile, 142,5 x 94,5 cm, Washington D.C., National Gallery of Art. une petite danseuse et une scène à l’Opéra, dans les deux il paraît être influencé par Degas ; je n’y vois pas trop de progrès, pas d’issue, c’est bien et pourtant cela ne me dit rien. Les avez-vous vus ? Je ne peux pas vous dire comme je trouve Legros au-dessus de tout cela ! Quel dommage pour un talent si grand d’avoir si peu de qualités artistiques ! Il fait en ce moment une exposition de ses eaux-fortes,En Angleterre, Legros se consacre progressivement essentiellement à la gravure et à la médaille. Plusieurs ouvrages et catalogues sont consacrés à son activité de graveur, mais aucun ne permet de repérer les œuvres gravées dont il est question dans la correspondance, ni d’identifier précisément les expositions auxquelles il a participé en Angleterre. Il faut consulter Expositions périodiques d'estampes : 4e. exposition. Catalogue des œuvres exposées de Alphonse Legros, cat. exp. Paris, musée national du Luxembourg, 1900 ; W. Sparrow, « The etched work of Alphonse Legros », dans Studio, Londres, janvier, 1903, p. 245-267 ; L'œuvre gravé et lithographié de Alphonse Legros..., préface de Gustave Soulier, directeur de l’Art décoratif, [liste faite par MM. A.-P. Malassis et A. W. Thibaudeau ; suivi d'une liste faite par M. Lucien-A. Legros], Paris, C. Hessèle, 1904, qui énumère l’ensemble des estampes réalisées par Legros à cette date, et qui répertorie 628 pièces ; et enfin Alphonse Legros (1837-1911). Paintings, Drawings and Prints from the Collection of Frank E. Bliss, esq., exhibited at the Grosvenor Galleries, London, May 1922 ; A Catalogue of the Etchings, Drypoints and Lithographs by Professor Alphonse Legros (1837-1911) in the Collection of Frank E. Bliss, Londres, 1923 qui rassemblent un nombre très important d’estampes de Legros. imitations de Whistler, il ne comprend pas qu’il serait plus grand sans ces imitations, il est toujours préoccupé de tuer quelqu’un, et il n’aurait qu’à vivre et travailler.

Je suis tout de votre avis de ce que vous dites sur la peinture. C’est l’Exécution surtout qui doit nous intéresser et c’est justement que bien des artistes ne s’en rendent pas compte.

J’ai un tableau chez Deschamps, un cygne avec du gibier, des lièvres, des faisans etc.Scholderer, Grosses Jagdstilleben, B.136. Ce n’est pas ce que je crois d’avoir fait de plus réussi, quoiqu’il en a de bons morceaux, mais cela manque encore d’ensemble. J’ai fait dernièrement des faisans qui sont bien réussis, comme je voudrais vous les montrer ! J’ai très peu de succès, cela commence même à m’inquiéter quelquefois, puisqu’il faut pourtant qu’on vit, mais enfin je suis si content de ma peinture que je me console. Ma femme m’encourage le plus qu’elle peut et prend le plus vif intérêt en ce que je fais. Qu’est-ce qu’on puisse désirer de plus. Ma santé est assez bonne dans le dernier temps et c’est peut-être aussi une cause que le travail va si bien.

Je relis votre lettre et vois qu’il y a bien des choses où nous sommes parfaitement d’accord, et je regrette de nouveau que ce sort nous a destinés de vivre si loin l’un de l’autre. Si j’avais un peu de succès ici, je passerais bien tous les ans quelques mois à Paris, quoique j’avoue que je suis moins incliné à y vivre qu’autrefois, mais pourtant c’est un Eldorado en comparaison avec l’Angleterre, même l’Allemagne me semble un paradis contre l’Angleterre. Je n’aime ni le pays et moins encore les hommes, c’est un mélange de naturel (ou plutôt brutalité) et de corrompu qu’on ne trouve nulle part, je n’ai confiance en aucun Anglais et je déteste les femmes ici, quoiqu’il y en a de bien jolies, mais cela n’est pas très loin de l’animal.

Mais assez pour aujourd’hui, il y a tant de choses que je voudrais discuter avec vous, mais il faut les laisser.

Comment va votre père, je comprends bien que la tâche de le soigner doit vous occuper entièrement. Est-ce qu’il n’y a pas de change dans son état ?

J’ai encore une chose à vous demander, c’est que nous avons une amieMlle Esch est une amie allemande des Scholderer, institutrice qui vit et enseigne à Londres. Recommandée par les Scholderer aux Fantin, elle séjournera souvent à Paris à partir de 1874. Elle deviendra une amie intime du couple Fantin et constituera un lien vivant entre les deux couples. Son nom est évoqué dans de nombreuses lettres et Scholderer réalise son portrait au pastel en 1884, mais celui-ci n’est pas classé au catalogue de Bagdahn, voir Jutta Bagdahn, Otto Franz Scholderer 1834-1902. Monographie und Werkverzeichnis, thèse de doctorat inédite, Fribourg-en-Brisgau, 2002, p. 77. (surtout de ma femme) qui est depuis huit jours à Paris. Elle est institutrice ici à Londres, mais veut se perfectionner dans la langue française à Paris. J’ai pensé à Mademoiselle Dubourg qui pourrait peut-être lui être utile en lui donnant des conseils quant à la vie de Paris, et pour ce but, je lui ai donné quelques lignes pour l’introduire chez Mademoiselle Dubourg. Je crois que je n’ai pas besoin d’ajouter que cette une dame de la plus grande respectabilité qui plaira sans doute à Mlle Dubourg comme nous l’aimons beaucoup, elle est d’un caractère rare, bonne et franche, et elle vous plairait beaucoup. Je ne me permettrais pas d’introduire notre amie chez Mlle Dubourg, seulement, je suis sûr qu’elle pourra lui être utile avec son conseil, ce que je crois elle ne me refusera pas. Comme je ne sais pas l’adresse de Mlle Dubourg, je vous prie de lui remettre le billet que j’envoie avec cette lettre.

Maintenant Adieu, mon cher Fantin, écrivez-moi bientôt, je vous en prie. Ma femme vous laisse dire bien des choses. Saluez Manet, Maitre et ceux qui se rappellent de moi.

Votre ami

Otto Scholderer

Il faut confesser que je ne connais pas le prénom de Mlle Dubourg que je vous prie d’ajouter à ma lettre de même que son adresse.