Perspectivia
Lettre1879_13
Date1879-05-25
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesEsch, Mlle
Goupil, Adolphe
Fabre
Dubourg, Victoria
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Riesener, Léon
Menzel, Adolph
Courbet, Gustave
Cornelius, Peter von
Millais
Whistler, James Abbott MacNeill
Legros, Alphonse
Lieux mentionnésParis, maison Goupil (1829-1920)
Londres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris, Salon
Londres, Grosvenor Gallery, 51a New Bond Street
Paris, galerie Georges Petit
Œuvres mentionnéesF Portraits ou la leçon de dessin dans l'atelier
F Fleurs (hortensias, giroflées, deux pots de pensées)
S Mandolinenspielerin (joueuse de mandoline)

8 Clarendon Rd Putney S.W.

25 mai [18]79

Mon cher Fantin,

Depuis que j’ai reçu votre dernière lettre, j’ai été occupé tellement de ma peinture que je n’ai pas trouvé le temps à vous répondre. Je travaille en ce moment à Londres, et d’y aller et revenir à Putney me fatigue et me prend beaucoup de temps, et je suis incapable d’écrire le soir. Je dois vous répéter d’abord combien nous avons été contents de votre succès à Paris, j’espère que nous allons voir votre tableauFantin-Latour, Portraits ou la leçon de dessin dans l’atelier, F.920. ici puisque Mlle Esch nous écrit que GoupilFondée en 1829, la maison Goupil, installée à Paris, a pour premier objet l’impression et l’édition d’estampes originales et d’interprétation. Elle diffuse rapidement un très grand nombre de reproductions d’œuvres de maîtres, et fonde sa réputation sur la grande qualité de ses travaux. En 1846, l’activité de la maison Goupil s’étend au commerce de dessins et de tableaux, et les artistes qui y vendent leurs œuvres bénéficient du système de diffusion de cette société internationale qui possède des succursales notamment à Londres et New York. S’adaptant aux nouvelles technologies, elle met au point la photogravure et l’emploie dès 1873. Elle fait ainsi progressivement entrer l’édition d’art dans l’ère industrielle. ne vous a pas offert un prix raisonnable, vous êtes sûr de vendre le tableau ici et certainement vous avez bien fait de ne pas le vendre moins cher qu’à Londres, cependant j’aurais bien désiré pour vous d’avoir réussi à Paris, cela aurait fait encore plus d’impression ici. Le sujet de votre tableau est bien celui qu’on aime en Angleterre, peut-être M. Goupil l’aurait apporté de suite à Londres, car il connaît bien votre succès ici. Il me semble bien que votre avenir est complètement assuré maintenant, c’est inouï que votre succès ne soit pas venu plus tôt ! Mlle Fabre nous a donné une description de votre tableau, cela doit être tout à fait charmant, aussi le sujet.

Nous espérons que le repos vous ait déjà fait du bien ainsi qu’à Madame et que vous n’ayez pas encore recommencé à travailler. Mlle Fabre nous a aussi parlé d’un ravissant tableau de fleurs de Madame dont vous ne m’avez pas parlé (comme à l’ordinaire),Mme Fantin a exposé sous le nom de Mme Victoria Dubourg au Salon de 1879, Roses, n° 1066 et Fruits sauvages, n° 1067. j’espère qu’elle aura du succès.

La chose la plus importante dans votre lettre est votre voyage à Londres et d’apprendre que vous êtes enfin résolu de venir, nous fait le plus grand plaisir et nous comptons que vous demeurez chez nous, vous n’avez pas d’alternative puisque, heureusement, vous ne pouvez pas demeurer chez Edwards. Le voyage d’ici à Londres est facile surtout en chemin de fer, vous prend à peine une demi-heure, vous pouvez passer la journée à la ville et revenir le soir à Putney ce qui vous fera du bien à tous les deux, nous aurons le temps de faire un peu de musique dans la soirée. Je tâcherai d’être libre ou plutôt je serai certainement à votre disposition et irai avec vous à Londres dans la journée et serai votre guide. Il me semble que huit jours sont un peu courts pour montrer Londres à Madame puisque elle n’a probablement pas l’intention de se fatiguer trop et il fera chaud ici. C’est inutile il me semble de vous répéter que nous pouvons vous loger parfaitement bien, que nous avons assez de place dans la maison, et nous tâcherons de vous faire aussi confortable que possible et que nous veillerons pour votre santé.

Vous parlez d’un endroit calme pour y passer quelque temps au mois d’août, nous discuterons là-dessus, j’espère que nous pourrions y prendre part. Ma femme en ce moment me charge de vous dire que les lits à Putney sont très bons, et l’air très pur, et la nourriture pas trop mauvaise, et je peux dire qu’elle a du talent comme cuisinière. Je voudrais que vous puissiez venir maintenant, notre petit jardin est bien joli et vert, vous connaissez Londres au printemps, cela a un grand charme tout ce noir dans la verdure éclatante.

J’avais l’intention d’envoyer des tableaux à Munich, mais malheureusement j’ai passé le moment. Je suis décidé maintenant d’envoyer au Salon l’année prochaine, je ne peux plus me fier à l’Académie, il me semble que mon succès n’a pas du tout augmenté dans les dernières années, au contraire, on me place plus mal qu’au commencement, cette année aucun des journaux n’a parlé de mes tableaux, les académiciens vous font des compliments et vous placent mal. <Il y a 15 jours que je n’ai vu Edwards, je n’avais pas le temps d’y aller.>

Mlle Esch nous avait déjà écrit que l’arrangement des œuvres de Riesener vous a pris beaucoup de temps,La vente a lieu à la galerie Georges Petit. Catalogue de la vente qui aura lieu par suite du décès de M. Riesener [...], les Jeudi 10 et Vendredi 11 Avril 1879 [...], [par le ministère du] commissaire-priseur Me Charles Pillet [...], [assisté de l’]expert M. Georges Petit [...], Paris, 1879. et au moment de l’envoi ou de la préparation pour le Salon, cela a dû vous fatiguer beaucoup. Je vous remercie d’avance des choses que vous voulez m’envoyer, je suis bien curieux de les voir puisque c’est la seule chose que j’ai vue de lui, le tableau au Luxembourg que je me rappelle parfaitement bien et qui m’a beaucoup plu.Riesener, Bacchante, 1855, huile sur toile, 110 x 135 cm, Paris, musée du Louvre. Ce tableau avait appartenu à Delacroix. Je suis bien content que vous aimez les choses de Menzel, le Bal,Menzel, Le souper au bal, 1878, huile sur toile, 71 x 90 cm, Berlin, Nationalgalerie. c’est fort bien, je voudrais savoir comme il procède avec ces choses-là, cela me semble fait à l’endroit même et cependant c’est trop achevé, ces intérieurs avec des figures sont celles de ses œuvres qui me plaisent le mieux. Je crois que le sujet l’inquiète beaucoup, il y a certainement une grande influence de l’art français. Vous savez qu’il admirait beaucoup Courbet et en visitant son atelier lui a dit qu’il se mettait à genoux devant lui. Je comprends cela, ces qualités des Courbets ou plutôt son talent par la grâce de Dieu a dû beaucoup imposer à Menzel qui a atteint tout par son travail et sa persévérance étonnante et exceptionnelle, j’admire beaucoup ces qualités, mais il me semble seulement que le but n’est pas clair, l’individu est un des plus remarquables, mais je ne peux pas dire autrement qu’il a si peu d’imagination que ses sujets seraient épouvantables s’il n’y avait cette exécution merveilleuse des détails, l’ensemble est tenu par l’uniformité de l’exécution des détails. Vous me direz que c’est une grande chose et c’est vrai. Mais justement à côté de Cornelius, on voit si bien ce qui lui manque ; mais nous causerons encore de cela, je ne peux pas m’expliquer suffisamment.

Vous verrez l’Académie, je suis bien curieux ce que vous pensez de cette exposition, il y a longtemps que vous n’avez vu l’Académie. Il y a un portrait de Gladstone de Millet.Millais, William Ewart Gladstone (1809-1898), 1879, huile sur toile, 125,7 x 91,4 cm, Londres, National Portrait Gallery. Je ne sais pas si c’est le sujet qui m’influence, car j’admire Gladstone plus que tout autre homme d’état, il a une tête magnifique et Millet a fait un magnifique portrait, il faut dire c’est un des plus beaux portraits que j’ai vus. Au Grosvenor il y a les choses de Whistler qui m’ont intéressé le plus, portrait d’une demoiselle en noirWhistler, Arrangement en marron et noir : portrait de Rosa Corder, YMSM.203, 1876-1878, huile sur toile, 192,4 x 92,4 cm, New York, Frick Collection. tout à fait fin et réussi, il vous plaira, c’est très très simple, une autre jeune fille danseuseWhistler, Harmonie en jaune et or : Portrait of Connie Gilchrist, YMSM.190, 1873, huile sur toile, 217,8 x 109,5 cm, New York, Metropolitan Museum of Art. a aussi de grandes qualités. Legros a exposé un Jakob dormant, voyant dans son rêve le ciel s’ouvrir avec l’échelle et de petites anges,Legros, Le songe de Jacob, 1879, huile sur toile, 119 x 152 cm, Dijon, musée des Beaux-Arts. cela me plaît beaucoup aussi, quoique cela soit toujours un peu la même chose, mais cela fait du bien de voir une chose simple dans ce chaos de choses si peu artistiques qui n’ont pour but d’attirer le public et le faire parler de ces extravagances.

Je ne dois pas oublier de vous dire comme vos fleurs que j’ai vues chez Edwards sont merveilleuses, surtout les Hortenses,Fantin-Latour, Fleurs (Hortensias, giroflées, deux pots de pensées), F.937. c’est un tableau magnifique, j’aime les grandes fleurs comme les Hortenses, c’est impossible de les faire mieux.

Je fais en ce moment une figure de femme entière, en costume d’Empereur, tenant une mandoline, moitié nature, plutôt étude que tableau,Scholderer, Mandolinenspielerin, B.179. j’ai l’intention de commencer trois autres tableaux, un avec nature morte, je suis en train, le manque de succès me fait du bien.

Ma femme remercie Mlle Esch de sa lettre, va lui écrire bientôt. Nous attendons Mlle Fabre, cet après-midi. Je vous dis adieu. Nos meilleurs compliments et bonne santé pour tous les trois. Ne me laissez pas attendre pour des nouvelles.

[n.s]