Perspectivia
Lettre1897_01
Date1897-12-30
Lieu de création7. St. Paul's Studios, West Kensington
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDeschamps, Charles W.
Dubourg, Victoria
Edwards, Ruth
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Burne-Jones
Scholderer, Viktor
Scholderer, Emil
Scholderer, Ida
Thoma, Hans
Dubourg, Charlotte
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris
Francfort-sur-le-Main
Londres, Society of French Artists
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Œuvres mentionnéesF Un coin de table
F L'Auroreore
F Tentation de saint Antoine
F La Nuit

7. St. Paul’s Studios

West Kensington

London

30 Déc [18]97

Mon cher Fantin,

Nous trois envoyons nos meilleurs souhaits à vous et Madame pour la nouvelle année. La santé avant tout !

Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit et dernièrement Madame Edwards a été assez bonne de m’apporter un souvenir de vous : La photogr. de votre tableau des poètes pour lequel je vous remercie bien.Fantin-Latour, Un coin de table, F.577. Les frères Tempelaere racontent ainsi l’histoire du retour du tableau en France après sa vente à Mr Walter Crowley par Durand-Ruel en 1872 : « Monsieur Walter Crowley étant mort jeune, son père puis son frère en héritèrent. Ce dernier ne sachant où placer chez lui une si grande toile, désira s’en défaire ; Fantin, averti par Mme Edwards, en causa à notre père qui, accompagné de l’un de nous, partit immédiatement à Londres. Ceci se passait en avril 1897. En arrivant à Reading nous trouvâmes ce tableau accroché au-dessus d’une porte, à peine visible dans une entrée obscure. Notre père l’acquit sans discussion et aussitôt arrivé à Paris le céda à Émile Blémont qui figurait dans ce fameux Coin de table, légué par la suite au musée du Louvre. » Ferdinand et Julien Tempelaere, Projet de préface à un nouveau catalogue de l’œuvre raisonnée de Fantin (inédit, n.d.). Je me rappelle bien le tableau, et Mme Edwards m’en a raconté l’histoire et qu’on a rapporté en France, ce qui vous a dû faire bien de plaisir. La photogr. est très bonne, il me paraît, et j’aime beaucoup ce tableau, et je me rappelle la place dans l’Exposition de Deschamps.En novembre 1872, Fantin avait envoyé Un coin de table à la Society of French Artists, 168 New Bond Street, galerie de Durand-Ruel à Londres gérée par Charles W. Deschamps. J’espère, qu’avec le temps, vous verrez encore bien d’autres de vos toiles qu’on envoie de l’Angleterre dans votre pays, et ce sera une satisfaction pour vous, et un jour où vos fleurs seront comme en France, on les y rapportera bien vite. Burne-Jones m’a dit un jour que l’art de tout artiste devrait être vu dans son pays, et il s’est opposé à laisser voyager ses tableaux, je trouve qu’il a raison, malheureusement cela ne peut pas se faire toujours.

Je suis si content que votre succès à Paris est venu à la fin sans contradiction et qu’on a reconnu enfin votre art, je n’en avais jamais douté un moment, mais cela vient très tard et vous aurait fait plus de plaisir il y a vingt ans, mais tout de même, vous devez en être bien content – mais j’oublie de vous remercier pour la belle photographie.

Quant à nous, nous n’avons pas de cause à nous plaindre au rapport de la santé, ma femme va assez bien, quoiqu’elle doit toujours ménager ses forces, Victor en ce moment souffre d’un genou malade, mais ce n’est pas dangereux, moi je me porte assez bien, mais le manque de lumière, ces brouillards me rendent triste et m’empêchent de peindre.

Les affaires vont mal, je n’ai pas de portraits à peindre, on refuse mes tableaux à l’Académie et je sens que je ne suis plus à la mode, et de jour en jour je m’éloigne plus de la nouvelle peinture, je reviens à mon ancienne peinture et mes sujets, et je sens que ma position ici ne sera plus à maintenir. Il y a bien longtemps que j’ai le désir de retourner dans mon pays, et ce n’est que l’éducation de Victor qui m’a retenu d’accomplir ce projet, mais en moins de deux ans il sera prêt d’aller à l’Université, et il est sûr qu’alors je quitterai ce pays, et j’irai à Francfort ou près de cette ville pour y passer le reste de ma vie. J’envoie presque tout ce que je fais en Allemagne pour qu’on s’y habitue un peu à mon nom et à ma peinture.

Ici, mes amis ne sont pour la plupart que des Allemands. Mais je commence à voir très peu de monde chez moi. Avec tout cela, la position des Allemands ici commence à ne pas être agréable, ce que vous saurez aussi. Quoique je suis naturalisé et pour ainsi dire anglais, on me prendra toujours pour un Allemand. Les derniers événements politiques ont augmenté mon antipathie contre les Anglais que j’avais toujours éprouvée depuis que j’habite ce pays et cela commence à m’agacer. C’est bien drôle, cette antipathie, si je pense que j’ai toujours aimé les Français pour lesquels je continue d’avoir la plus vive sympathie. Je retournerais volontiers à Paris et ne plaindrais pas, même si l’on ne m’y ferait pas bon accueil, cependant je serais bien content de retourner dans mon pays, et je sens que je suis bien allemand et chaque jour je le deviens plus. On a peur ici que l’Empereur d’Allemagne prend la Chine en ce moment avec un vaisseau de sa marine, on en rit et en même temps on en a une peur terrible.La Chine avait été dépecée par les puissances occidentales qui, renonçant aux conquêtes territoriales, s’étaient partagé le territoire en zones d’influences française, allemande, anglaise, russe et également japonaise. Les Boxers, milice d’abord opposée à la dynastie impériale Qing, s’élèvent à la fin du siècle contre le prosélytisme occidental. Ils entreprennent des attaques contre les missions étrangères, et sabotent les technologies importées d'Occident (lignes de télégraphe et voies de chemin de fer). En novembre 1897, deux missionnaires allemands sont ainsi assassinés, les Allemands prennent alors le port de Qingdao. Il faut dire une chose que les Anglais sont bêtes, comme les Russes doivent les trouver comiques, mais sans plaisanterie je vois que, dans le futur bien prêt, les Allemands auront une position bien désagréable en Angleterre, et je serais bien content de m’absenter avant que cela devienne pénible, j’espère ou je veux espérer que cela n’aura pas de mauvaise influence pour la carrière de mon fils qui est anglais et veut être anglais. Il aime toujours ses livres et je crois qu’il a fait de bons progrès, à la fin de l’année prochaine il va faire son examen pour l’université, pour obtenir une stipendiaire,Barbarisme pour « bourse ». et je crois que cela ne lui manquera pas. C’est toujours la Grèce qui l’intéresse le plus. Plus tard il passera quelque temps en Allemagne à une Université et aussi j’espère en France.

J’ai vu quelques photo. de vos derniers tableaux chez Mme Edwards, et c’est surtout l’AuroreScholderer a vraisemblablement commis une erreur de titre, il doit faire en fait référence à La Nuit, F.1652. Une autre œuvre de Fantin s’intitulait L’Aurore, F.1524. et la tentation de St. AntoineFantin-Latour, Tentation de saint Antoine, F.1624. qui m’ont fait une grande impression, le dernier je trouve bien beau et la composition bien complète. Je regrette bien qu’on ne verra plus vos tableaux principaux ici à Londres, car on ne les laissera pas partir de Paris, je crains bien. Vous allez bientôt commencer votre tableau pour le Salon, je pense. J’avais bien envie de passer par Paris l’été passé en revenant de l’Allemagne, mais nous avons eu tant de dépenses de voyage qu’il ne me restait pas d’argent. Nous avons passé quelque temps à Freiburg, le but était que le médecin devait voir ma femme. Il en était très content et a dit qu’avec une vie tranquille et bien réglée ma femme pourrait bien vivre encore longtemps. Nous avons, en revenant de la forêt noire, passé par Francfort et vu mon frèreEmil Scholderer (1831-1909). et ma sœur.Ida Müller (1837-1900). La fille du premier va se marier en Angleterre un jeune homme que nous connaissons depuis long temps. Mon frère vit de sa pension qu’il a bien méritée, après un travail de 37 ans, on l’a fêté bien et le gouvernement lui a donné un ordre. – J’ai été fâché de n’avoir pas vu Thoma à Francfort, aussi je n’ai pas vu ce qu’il fait, excepté un bien beau paysage, on m’a dit qu’il est en train de faire des chromolithographies qui doivent être extraordinaires.

Il est temps que je finisse ma lettre, excusez mon français, il est temps que Victor corrige mes lettres avant que je vous les envoie. Adieu, nous vous envoyons nos meilleurs compliments, ainsi qu’à Madame, et je vous prie de nous rappeler aux bons souvenirs de Mademoiselle Charlotte.

Votre ami

Otto Scholderer