Perspectivia
Lettre1865_05
Date1865-03-11
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesHeilbuth, Ferdinand
Müller, Victor
Deforge,
Burnitz, Karl Peter
Rembrandt
Vélasquez, Diego
Courbet, Gustave
Delacroix, Eugène
David, Jacques-Louis
Corot, Jean-Baptiste Camille
Millet, Jean-François
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Peipers,
Giorgione
Lieux mentionnésFrancfort-sur-le-Main
Œuvres mentionnéesS Gemüseverkäuferin - Marché aux légumes/ Gemüsemarkt (marchande de légume)
S Stilleben mit totem Reh (nature morte au chevreuil)
F Le toast et La vérité
S Jäger und Hirsch (chasseur et cerf)

Francfort [sur le Main]

11 mars [18]65

Mon cher Fantin

Il y a longtemps que je ne vous ai écrit, les derniers jours j’ai eu tant à faire, tant de choses différentes à penser, que je ne pouvais pas trouver une heure tranquille pour vous écrire, aussi aujourd’hui ma lettre sera courte et ne sera pas une réponse à votre dernière qui m’a fait grand plaisir et m’a bien intéressé, mais pour vous répondre à toutes les matières suffisamment, il me faudra plus de temps.

Je vous remercie d’abord de tout ce que vous avez fait pour moi, je ne sais vraiment pas comment je l’aurais fait sans vous, malheureusement je ne peux pas vous offrir mes services, au contraire, je dois vous prier encore de vous occuper de mes affaires, j’ai bien éprouvé ces jours combien ces affaires sont fatigantes et embêtantes, je viens d’expédier mon tableauScholderer, Gemüseverkäuferin, B.47. et celui de MüllerMüller avait envoyé au Salon de 1865 Hero und Leander (Hero et Léandre, L.43, achevé avant 1863, huile sur toile, 158 x 300 cm, Francfort-sur-le-Main, coll. part., mise en dépôt à la Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut) et Die Klage der Venus um Adonis (Vénus pleurant Adonis, L.50, 1864, huile sur toile, 125,4 x 90,7 cm, Francfort-sur-le-Main, Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut). Voir Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure, et lithographie des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Élysées le 15 avril 1867, Paris, 1867, n° 1575 et 1576. qui ne pouvait pas s’occuper de cela parce que son frère était malade et est mort avant hier, j’avais à faire mettre sa toile sur un autre châssis puis à emballer le tableau, tout cela dans une cours car l’atelier n’était pas assez large pour faire sortir le tableau dans la boîte et puis expédier nos tableaux, oui mon ami, j’ai bien éprouvé comment ces choses pour un peintre sont désagréables. Le tableau de Müller est adressé à M. DesforgesDeforge était marchand de couleurs et de tableaux. En 1865 il était associé à Carpentier et travaillait 8 bd Montmartre. et Heilbuth s’occupera un peu de lui. Mon tableau et les deux de BurnitzBurnitz avait envoyé au Salon de 1865 La prairie et Le champ de blé. Voir Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure, et lithographie des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Élysées le 15 avril 1867, Paris, 1867, n° 338 et 339. sont adressés à votre marchand de couleurs, ils sont en route depuis hier le matin et arriveront peut-être en deux jours. Maintenant, je vous prie encore de remplir les feuilles pour l’exposition, de contrefaire nos signatures. Je vous envoie les notices de moi et de Burnitz quant au nom de mes deux tableaux l’un sera « nature morte » et l’autre (si on peut dire cela) Marché de légumes cependant, si vous pouvez et voulez lui donner un autre nom, je vous prie de le faire, mon français est bien mauvais, mais au reste c’est bien peu important, on ne s’occupera pas beaucoup du titre de mes tableaux. Je suis bien curieux ce que vous allez dire de ce tableau,Scholderer, Gemüseverkäuferin, B.47. c’est bien autre chose que celui que vous avez vu,Scholderer, Stilleben mit totem Reh, B.34. car c’est un tableau qui est encore au milieu de deux temps, ce n’est pas encore assez sur, pas encore libre, rien osé, c’est un commencement et le dernier, c’est déjà un grand pas plus loin. Celui que je viens de faire est encore bien mieux ;Scholderer, Jäger und Hirsch, B.48. enfin j’ai fait beaucoup de progrès, vous allez aussi le voir sans que je vous le dis.

Ce que vous dites de mon tableauScholderer, Stilleben mit totem Reh, B.34. est bien juste et je suis bien d’accord avec vous, c’est noir et il y a encore mon vieux défaut de « tomber » trop vite de la lumière dans l’ombre ; vous verrez cela encore un peu dans le tableau que je vous envoie, mais je crois vraiment que depuis quelques mois j’ai presqu’entièrement détruit ce défaut et je considère cela comme un grand progrès, oui, les rapports, c’est toujours la fin et celui qui est le plus difficile, mais vous voyez aussi qu’en premier, j’ai été, tout à fait occupé à produire la lumière générale, le « ton » qui doit régner dans le tableau entier, le noir m’a servi à le produire, on voit trop comme vous avez dit la peine que je me suis donnée à produire ce ton ; je n’ai pas pensé aux couleurs, j’ai pensé exclusivement à la lumière, cependant je dois ajouter que c’est aussi une partie de ma nature, je ne veux que produire la lumière, les couleurs ne m’intéressent pas du tout et ne m’intéresseront jamais, je ne les aime pas, je les ferai çà et là quand la nature me les montre, mais j’ai eu toujours un penchant de ne faire que la lumière ; vous vous rappellerez mon faible pour des verres, de la porcelaine et des choses qui ne sont que blanches et grises, quant à cela je suis toujours le même, je passerai toute ma vie à faire de la lumière et de chercher les rapports. Vous m’allez dire : eh bien je ne le vois pas dans vos tableaux et je vous réponds vous le verrez encore.

Quant à votre observation sur le ton foncé dans mon tableau, je ne suis pas tout à fait du même avis, car ce ton foncé ne vous aurait pas gêné quand les rapports entre la lumière et l’ombre auraient été justes, voyez Rembrandt et Vélasquez l’un a peint foncé et l’autre clair, je sais bien que c’est bien vrai que tous les deux ont connu les rapports comme nul autre ; c’est bien vrai quand vous dites que Rembrandt a fait des ombres claires, oui quant à cela mon tableau est bien mauvais, mais la lumière peut être pourtant aussi formée comme je l’ai fait, seulement, le rapport des ombres doit être autrement, j’ai bien pensé à cela déjà avant que vous m’avez écrit, enfin je ne peux que vous dire vous verrez dans mes tableaux suivants que je vous ai bien compris et que je sais ce qui me manque. Dans mon tableau des légumes,Scholderer, Gemüseverkäuferin, B.47. il y a déjà plus d’égalité entre lumière et ombre, mais encore la première est bien mieux, je ne crois pas qu’il aura un tableau à l’exposition qui le dépassera beaucoup comme vivacité de lumière, quoique ce sera bien foncé à côté des autres, mais je crois que je ne me trompe pas en cela, cela a fait aussi l’impression à ceux que je l’ai montré.

Maintenant encore une chose mon ami – pardonnez que je remplisse ma lettre que de ma peinture – c’est la pâte.La lettre de Scholderer est couverte de traces de peinture. Quant à cela, c’est un parti pris, je ne suis pas de votre avis et je crois que j’ai raison. Je ne veux pas dire qu’on ne peut peintre que dans la pâte, mais je peux vous dire qu’assurément, celui qui a connu une fois le charme de la pâte, ne fera jamais autrement et je n’hésite pas de le dire, je croira toujours au dessus de ceux qui ne peignent pas dans la pâte et c’est bien simple à expliquer car chacun qui cherche, passe les frottis, les glacis, les coupes de rasoirs et toutes sortes de ficelles pour parvenir enfin à la peinture simple et épaisse, il a bien observé que le frottis est une chose du hasard, aussi que les glacis (s’ils ne sont pas employés pour faire une couleur comme les vénitiens dans leurs vêtements), qu’on ne peut pas modeler avec ces moyens et pas non plus en coupant au rasoir et toutes ces ficelles et même qu’en produisant le ton avec cela, on sent quelque chose comme si l’on n’avait pas fait cela et qu’en modelant de suite, le ton n’est plus le même, n’est pas assez fort que celui qu’on a produit avec l’autre, enfin que cela ne va pas ensemble que ce n’est pas une peinture, enfin on le trouve dans la peinture épaisse, cela réunit le corps, la lumière, le ton général dans l’ombre et la lumière, chaque autre peinture manque au moins d’une de ces choses je suis sûr, moi je ne crois jamais que la peinture mêlée de ces choses se tiendra à côté de cette peinture simple, suivant cela Giorgion et Rembrandt surtout ce dernier prendront toujours les premières places dans la peinture.

Maintenant mon cher ami me comprenez bien, je ne dis pas que je suis maître de cette peinture, je sais bien qu’on voit trop la manière de mettre la couleur et je sais bien qu’on ne doit jamais la voir. Mais on la verra toujours plus que dans les anciens tableaux à qui le vernis donne toujours quelques chose d’un glacis quoique la peinture épaisse et cachée dessous.Vous vous rappelez que j’ai toujours été pour la pâte et le suis encore et le resterai même je vous dis, je le resterai si même je ne la trouverai pas dans un degré aussi haut dans l’ancienne peinture, puis je trouve que cette peinture va bien avec notre temps. Je suis bien aussi pour l’ancienne peinture, mais nous ne devons pas peindre comme eux, chaque temps à sa manière de peindre, cela ne reste pas sur le même point, cela marche et toujours on peindra d’une autre manière selon le temps – toujours je reviens à Courbet ! Est-ce bien autre chose que l’ancienne peinture ! Les noms que vous me nommez mon cher ami ne sont rien pour moi. Qu’est-ce Ingres,Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867), peintre français. Delacroix etc. ! Qu’est-ce qu’ils m’ont montré, enfin qu’est-ce que le premier est à côté de David qui déjà ne peut plus m’être utile, et le second à côté de Courbet. Est-ce que Delacroix me montre le chemin à connaître la nature ? A moi jamais, il m’a montré qu’il a connu bien la peinture des anciens, qu’il a été un homme de grand savoir, de grande sévérité dans son art, enfin il a encré une sorte de critique dans sa peinture qui montre que c’était bien un homme, mais Courbet m’a fait mon chemin, lui m’a montré plus encore les anciens que Ingres et Delacroix n’ont jamais pu, même David, ne voyez-vous pas cela, ne voyez-vous pas que vous-même vous avez appris de Courbet, ne mettez pas Courbet sur la place que vous lui donnez dans votre dernière lettre, il est bien aussi important que tous vos peintres français ensemble, je n’excepte pas Corot et Millet. Croyez que notre temps a avancé Courbet ? Mon cher ne croyez pas cela, c’est bien un signe triste, très triste qu’en France on ne le comprend plus, croyez-moi cela, mais un jour d’un seul coup ce sera autrement. Vraiment mon cher Fantin, je ne conçois pas, pourquoi vous ne voulez pas de Courbet, sûrement vous n’avez pas raison. Vous me racontez sa façon de vivre enfin, qu’est-ce que cela me prouve, je suis peintre, je vois ses tableaux et ceux des autres, et puis je juge, l’autre ne me regarde pas, je vois une puissance énorme dans ses travaux, enfin un génie, jamais de ma vie j’ai pensé que Ingres et Delacroix étaient des génies. Même la vie de Courbet, nommez-moi un seul artiste dans l’histoire qui a eu à porter la dixième partie des obstacles, des luttes et des embêtements que Courbet a dû porter, ne faut-il pas avoir les forces d’un géant pour porter cela, non je reviens à cela, c’est un triste signe de l’époque dans laquelle se trouve la France momentanément, qu’un Courbet, avec ce talent immense, a pu arriver à tomber au point où maintenant il est, mais croyez-moi un jour il se mettra au moins son nom à la tête des autres chemins artistiques. Ne croyez pas mon ami que je ne connais pas notre temps, que je ne connais pas les progrès que notre temps a fait depuis dix ou quinze ans, mais je crois qu’ils sont très petits, très petits, même je crois que je peux en juger mieux que vous d’un point de vue plus éloigné ou je vois mieux ce qui se passe dans notre temps. En Allemagne, on ne parle que de Courbet, on ne connaît pas les autres peintres français, c’est bien un signe qu’il est plus grand que les autres cependant, je ne veux rien prouver avec cela.Au sujet de Courbet et l’Allemagne voir lettres 1858_04, 1858_05 ; 1859_01 ; 1860_01.

Maintenant assez pour aujourd’hui mon cher Fantin, bientôt vous aurez une plus grande lettre de moi. Écrivez-moi bien ce que vous faites, quels progrès votre tableauLe toast ! Hommage à la Vérité représentait autour d’une table Manet, Bracquemond, Vollon, Cordier et Whistler, les camarades habituels de Fantin. Le peintre lui-même montre à ses amis la figure de la Vérité et les engage à lui porter un toast. Fantin allait finalement décider de détruire son œuvre à la suite du Salon. a faits, enfin tout. Le mien est presque achevé, j’en suis assez content, bientôt je vous enverrai une petite esquisse.

Adieu

Votre ami

Otto Scholderer

Burnitz, Charles Pierre